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Le Quatuor avec piano de Marie Jaëll : une histoire de redécouverte

30 octobre 2021

À l'écoute de l'incroyable Quatuor avec piano de Marie Jaëll, donné le 27 juin dernier à l'Abbaye de Maubuisson (voir notre compte-rendu), on s'interroge inévitablement : pourquoi n'avait-on pas entendu ce chef-d'œuvre plus tôt ? Les raisons sont multiples, mais l'une d'elles est l'impressionnant travail de fouille et de redécouverte qu'a nécessité cette exhumation...

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© Nicolas Neufcourt

Alexandre Pascal, Célia Oneto Bensaid, Léa Hennino, Héloïse Luzzati, Abbaye de Maubuisson, 27 juin 2021

Pour les musicien·ne·s du jour, cela commence des mois plus tôt. C’est d’abord la violoncelliste et directrice artistique du festival Un temps pour elles Héloïse Luzzati qui, ayant découvert un grand pan de l’œuvre de la compositrice grâce au Portrait Marie Jaëll gravé par le Palazzetto Bru Zane (qui rassemble de la musique pour piano, les concertos pour piano et celui pour violoncelle, ou encore le cycle de mélodies avec orchestre La Légende des ours), puis programmé Célia Oneto Bensaid dans sa musique pour piano pendant l’édition 2020 du festival, se met en quête de musique de chambre. Elle épluche le fonds de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg qui rassemble une grande partie des manuscrits de Marie Jaëll, et tombe sur ces manuscrits autographes, raturés, qui laissent deviner plusieurs versions. Tout à la fois le rêve et le cauchemar de l’artiste guidée par l’envie de découvrir une nouvelle pépite : difficile a priori de trouver trace d’un enregistrement de ce quatuor avec piano, ni même d’une partition éditée, et tout semble donc à faire. Pourtant, il y a une dizaine d’années, c’est Sébastien Troester (aujourd’hui responsable des éditions musicales du Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française) qui tombait sur ce fonds Marie Jaëll. Il créait alors sa maison d’édition, entièrement dédiée à Marie Jaëll, pour publier les premières éditions modernes notamment du Concerto pour violoncelle, du Quatuor à cordes, mais également du Quatuor avec piano. Les éditions Troester sont discrètes, sans site web et c’est surtout le bouche à oreille qui permet de tomber sur ces partitions. Le Quatuor avec piano, à l’histoire complexe, pas enregistré dans le portrait Marie Jaëll mentionné ci-dessus, passe inaperçu.

Éditions Troester

Catalogue ci-contre

contacter troester.editions@sfr.fr

La Légende des ours

pour soprano et orchestre

Cantate « Am Grabe eines Kindes »

pour contralto solo, chœur et orchestre

Concerto pour violoncelle

pour violoncelle et orchestre

Concerto pour piano no. 1

pour piano et orchestre

Concerto pour piano no. 2

pour piano et orchestre

Ossiane

pour soprano solo, chœur et orchestre

Quatuor à cordes en sol mineur

pour 2 violons, alto, violoncelle

Quatuor avec piano

pour piano, violon, alto, violoncelle

Voix du printemps

pour piano à 4 mains

Héloïse Luzzati n’a donc pas connaissance de l’existence de cette partition, mais finalement, c’est aussi tout ce travail de redécouverte et d’édition qui enrichiront l’interprétation de ce quatuor. Avec Célia Oneto-Bensaid, elles font de premières lectures, laborieuses, à partir des manuscrits. Célia lit la partie de piano, réduit à vue celles des cordes, le tout souvent en appel vidéo avec Héloïse. Les deux musiciennes y perçoivent à la fois toute la promesse de l'œuvre et l’ampleur du travail à réaliser. La pianiste s’en souvient : « J’étais survoltée, parce que je sentais que c’était potentiellement de la musique très belle ! ». Elles réalisent vite que le matériau musical est, pour les trois premiers mouvements, le même que celui du Quatuor à cordes, avec l’instinct que cette version avec piano est plus riche, plus ambitieuse : « On sent que c’est la pianiste qui écrit pour elle-même, c’est très virtuose ». La chronologie semble leur donner raison : le quatuor est écrit dès 1875, puis on a trace de la création publique d’un Quatuor pour piano et instruments à cordes lors d’une séance de la Société Nationale de musique le 29 avril 1876. Célia Oneto-Bensaid et Héloïse Luzzati lisent alors l’œuvre, toujours sur manuscrits, avec Alexandre Pascal (violon) et Léa Hennino (alto). Convaincu·e·s collectivement de l’intérêt de cette découverte, le groupe entreprend d’obtenir un matériel moderne. Héloïse fait appel au compositeur Julien Giraudet pour éditer la pièce et faire le tri entre les versions, les mesures raturées, les notes grattées, les altérations oubliées. C’est un processus auquel les quatre artistes, et en premier lieu Célia Oneto-Bensaid pour la partie de piano, participent jusqu’aux toutes dernières répétitions. Car en musique, pas d’absolu : la compositrice est manifestement beaucoup revenue sur son texte musical, et il faut donc faire des choix aujourd’hui pour restituer avec cohérence toutes ses intentions.

Les manuscrits disponibles nous révèlent une évolution très rapide dans l'art de Marie Jaëll. En 1875, même si le génie mélodique et la fougue de la jeune compositrice y sont déjà tout entiers présents, la pièce pour quatuor à cordes surprend par la transparence de son orchestration, avec peu de motifs secondaires et superposés - sauf bien sûr dans les quelques parties d'origine en fugato –, ce qui a pour résultat sonore un faible remplissage harmonique et donne à l'auditeur le sentiment d'un espace musical peu habité. Mais l'adjonction du piano change tout : la matière s'enrichit considérablement, et les différents états que nous avons ordonnés dans le temps (comme à l'accoutumée par l'étude des grattages, rajouts au crayon, paperoles collées ou épinglées sur le texte antérieur, numéros d'orchestre discontinus signant la suppression ou l'interversion de certains passages, etc…) montrent une attention croissante apportée aux détails de chaque partie instrumentale : invention sonore et harmonique par la création de contrechants et réponses diverses, usage du tuilage mélodique permettant une continuité du son et du discours, révision systématique de l'écriture des accords pour les trois instruments à cordes avec ajout chaque fois que possible de cordes à vides, couleurs pensées en fonction des registres propres à chaque instrument. Tout démontre un épanouissement et une libération de la compositrice
par l'affermissement de ses moyens techniques. La chose passionnante demeure le matériau mélodique de départ qui a été conservé presque intégralement pour les trois premiers mouvements : le passage au Quatuor avec piano relève donc au premier chef d'un profond travail de couleur et d'harmonie. Un Vivace con brio final entièrement nouveau remplace le mouvement rapide originel, signant ainsi le passage de l’œuvre dans sa nouvelle dimension.

Sébastien Troester, dans la préface de son édition du Quatuor avec piano

Ces heures de déchiffrage, de discussions, de répétitions, c’est ce qui permet aux artistes de proposer une interprétation réfléchie, approfondie, et passionnée. Et le groupe compte bien faire rayonner cette œuvre dans de futurs concerts. C’est aussi le but du festival Un temps pour elles : encourager les artistes à découvrir de nouvelles pièces, puis à les défendre en les intégrant à leur répertoire. Le Trio Wanderer, par exemple, continuera certainement à jouer le Trio en mi mineur op. 12 d'Emilie Mayer, qu'ils interprétaient le 26 juin dernier à Maubuisson. Célia Oneto Bensaid suggère aussi que chacun « que chacun les sème avec d’autres partenaires ». Léa Hennino surenchérit et dit qu’elle en a déjà parlé à ses collègues de l’ensemble I Giardini. Elle avait déjà joué quelques compositrices (Mel Bonis ou Caroline Shaw, par exemple) avec cet ensemble, mais les compositrices du jour sont relativement nouvelles pour les artistes.

 

Convaincus par l'intérêt des œuvres qu'ils ont découvertes dans le cadre du festival, les musiciens doivent pourtant parfois faire face au doute. Si Alexandre Pascal, qui n'avait jamais entendu parler de Luise Adolpha le Beau avant qu'Héloïse ne lui propose de jouer son quatuor avec piano « met au défi de faire des écoutes en aveugle » et souligne qu'il serait impossible, ainsi, de différencier un homme d'une femme, Héloïse tempère : certes, tout cela est de la musique, mais il faut effectivement un peu plus de temps pour appréhender les œuvres de certaines compositrices comme Charlotte Sohy, dont l’écriture ne nous est pas familière. Pour Célia, en piano seul, c’est « beaucoup de doutes. On est seule sur scène, et on n’a pas toujours assez de recul, surtout quand c’est aussi virtuose. Est-ce que ça va être bien ? ». Ces doutes, Héloïse en parle aussi. « Quand c’est du Beethoven, on se pose beaucoup moins de questions. Sur le quatuor de Jaëll, on a beaucoup douté, et ça prend du temps de réellement s’approprier l'œuvre.». Léa et Alexandre, en revanche, affirment ne pas avoir eu de doutes au sujet du quatuor. Peut-être car il et elle ont découvert la pièce à un stade plus avancé, et en groupe. Les quatre artistes estiment que c'est là l'énorme avantage de la musique de chambre : on peut discuter, proposer des idées, enrichir l’interprétation collectivement.

 

La découverte initiale d’Héloïse Luzzati, le travail de déchiffrage collectif, la plongée dans l’histoire de la pièce à travers les articles de presse de l’époque réalisée par Léa Hennino, ou encore l’investissement de Célia Oneto Bensaid, jusqu’au moindre accord, dans les choix éditoriaux : ce Quatuor avec piano de Marie Jaëll revit aujourd’hui grâce à l’enthousiasme et au travail acharné de ces quatre artistes. C’est une belle histoire, que les artistes et les mélomanes qui suivent leur curiosité vivent à chaque nouvelle découverte. Une chose est sûre : entre les mains d’Héloïse Luzzati et des artistes qu’elle rassemble, les compositrices n’ont pas fini de nous faire rêver.

Marie Humbert

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