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Héloïse Luzzati : "30% des oeuvres jouées au Festival Un temps pour elles n'ont jamais été enregistrées."

A elles de s'exprimer ! Nous invitons une femme du milieu de la musique classique, une personnalité qui nous a touchés, captivés, surpris, et qui nous parle de son parcours ou de l'actualité musicale. 

Elle est violoncelliste, mais aussi directrice artistique du Festival Un temps pour elles. Après une édition 2020 passionnante au Musée Rosa Bonheur, elle a posé ses valises dans six lieux du Val d'Oise pour faire découvrir au grand public les oeuvres de compositrices, de Pauline Viardot à Dora Pejacevic, en passant par Lise Borel. Son credo ? La mise en avant d'oeuvres peu ou pas jouées : la découverte avant tout !

Commençons par revenir aux origines du festival. Qu’est ce qui vous a poussée à vous intéresser à la question des compositrices ? Etait-ce une rencontre décisive, une découverte en particulier ? 

 

Cette réflexion est sûrement venue petit à petit, par bribes dans un premier temps… Puis de manière plus insistante, c’est devenu une question centrale dans ma vie de tous les jours : où sont les femmes dans l’Histoire de la musique ? 

Après 25 ans de violoncelle, comment ai-je pu passer à côté ? Comment n’ai-je pu n’avoir jamais joué l’œuvre d’une femme ? 

 

La question a commencé à me préoccuper encore davantage lorsque je me suis rendu compte que je jouais moi-même souvent, en concert, des oeuvres dont la musique n’était finalement pas si convaincante, recréées pour certaines en grande pompe à coup de millons d’euros, qui faisaient parfois, en plus, l’objet de mises en scène misogynes qui véhiculaient une représentation de la femme très problématique.  Je me disais que si une femme avait écrit ça, on ne le jouerait pas ! J’ai commencé à m’intéresser particulièrement à l’opéra. Il y a quand même un problème : on est tous.tes convaincu.e.s qu’il n’y a pas de femmes qui ont composé de l’opéra et je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Et puis, de fil en aiguille, en lisant ce qui existait, j’ai commencé à travailler sur la question de la programmation. 

 

Puis il y a eu le Covid… 

 

Pendant le confinement, face à l’annulation de tous les concerts et grâce à l’espace-temps qui m’était offert, j’ai pu commencer un projet qui me tenait à coeur depuis un moment : faire des portraits vidéo, à la fois ludiques et accessibles, sur les compositrices. C’est ainsi qu’est née la Boîte à Pépites ! C’était une occupation inédite pour moi, j’ai appris en faisant… et il me reste encore beaucoup à apprendre !

Le projet du festival, qui germait depuis de longues années, s’est concrétisé rapidement, également en réaction à la crise sanitaire. L’été dernier, énormément de festival annulaient leur édition, et cela faisait des mois qu’il n’y avait plus de concerts. Dans un élan à la fois d’envie et de nécessité, la première édition du festival Un Temps pour Elles est née. 

 

Pendant cette première édition, j’ai pu programmer tout ce dont j’avais envie ou presque, et le rayonnement a dépassé ce que j’avais imaginé. Une des choses que j’ai comprises, c’est l’importance des collaborations : il ne faut jamais se penser suffisant à un quelconque projet. Tous les projets de ce type nécessitent de collaborer - tout en respectant l’individualité de chacun. Cette nécessité de collaborer est à la fois incroyablement porteuse mais peut également être la source de grandes déceptions, c’est un long apprentissage…

 

Quelle forme prend la collaboration avec le département du Val d’Oise, justement ? 

 

Le département a eu une grande influence sur le choix des lieux. Ils m’ont d’abord proposé un lieu unique, l’Abbaye de Maubuisson. Mais l’établissement ne pouvait pas accueillir six semaines de festival et la direction culturelle du département a suggéré l’itinérance du festival. Ce n’était pas forcément un choix de ma part, à l’origine : je pensais que je n’étais pas capable de le faire, que c’était trop ambitieux pour une structure naissante. Jusqu’à à peine un mois avant le début du Festival, je n’avais pas encore trouvé tous les lieux ! Trouver tous les partenariats nécessaires au montage du festival a été un travail de longue haleine. C’est plus difficile de construire un festival itinérant qu’un festival sur un seul lieu, pour le public et pour la communication notamment.

 

Le choix des lieux a-t-il influencé votre programmation ? 

 

En raison du montage tardif du festival, cela n’a pas toujours été possible, mais j’ai tout de même essayé de mettre en avant des liens qui existaient entre les artistes présentées et les lieux. Typiquement, j’avais envie qu’un chant écrit par Blanche de Castille soit joué à l’Abbaye de Maubuisson. La comtesse de Ségur a vécu au Château de Méry-sur-Oise, j’aurais bien voulu que l’on travaille sur une création autour de ses textes… Ce sera pour l’année prochaine ! 

 

Y a-t-il un projet en particulier qui a représenté un défi pour vous ?

 

Le plus difficile, c’était peut-être de programmer et de jouer moi-même sur certains concerts. L’année dernière, je m’étais dit que je ne rejouerais pas… Mais après cette année sans concert, il fallait jouer ! 

 

Je dirais que le programme qui m’a posé le plus de difficultés en termes de cohérence était le concert d’ouverture. Je voulais qu’il y ait beaucoup de compositrices, mais je ne voulais pas en faire « un pot pourri ». J’ai donc resserré au maximum les années d’écriture.

 

D’autres défis se posent lorsque l’on construit une programmation comme celle du festival : trouver le bon répertoire pour tous les musiciens, des œuvres qu’ils auront envie de rejouer par la suite, tout en essayant de partir de ce qu’ils pourraient déjà avoir joué n’est pas toujours évident. 

La cohérence de chaque programme est un des premiers objectifs que je m’impose. Parfois, les musiciens peuvent avoir deux œuvres de compositrices à leur répertoire et, par envie ou parfois par facilité, ils souhaiteraient les voir programmées dans le même concert mais si cela ne « raconte » rien, si l’histoire du programme n’est pas lisible je m’efforce de leur proposer des œuvres nouvelles pour eux. 

Environ 30 % des oeuvres jouées au festival n’ont jamais été enregistrées et 14 programmes sur les 19 ont été montés spécialement pour le festival. 

Cela constitue déjà un défi de taille !

 

Est-il plus délicat pour vous de construire des programmes cohérents lorsque vous programmez des compositrices que lorsque vous programmez des compositeurs ? 

 

Je me mets plus de pression. Je me rends compte aujourd’hui que beaucoup de programmes - y compris ceux qui rassemblent des œuvres écrites par des hommes - ne sont pas forcément faits de manière très « intelligente », mais simplement parce que les œuvres sont belles et que les musiciens les ont dans les doigts. Cependant, un festival qui programme presque uniquement des compositrices ne peut pas faire l’impasse sur la cohérence des programmes - sinon, c’est presque discriminant ! Le fait qu’une femme ait écrit les œuvres ne peut être pas le seul fil conducteur pour la programmation de  19 concerts. 

 

Vous vous êtes plutôt concentrée sur des compositrices du passé pendant le festival. Est-ce un choix ? Aimeriez-vous, lors d’une prochaine édition, programmer plus de créations contemporaines ? 

 

Je travaille sur un gros projet collaboratif visant à renforcer la passerelle entre compositrices du passé et du présent, avec l’ambition de faire beaucoup de commandes. Dans le cadre du festival, j’essaie plutôt de rejouer des œuvres déjà écrites - même s’il y a quand même quelques créations - parce que je pense que c’est important. Mais c’est aussi un aveu de faiblesse par rapport à la musique contemporaine : je ne me considère pas comme à la pointe en matière de création contemporaine, que ce soit celle des hommes ou celle des femmes. Mais oui, cela manque, il faut que je progresse ! 

 

Parmi les compositrices du passé, l’une, dont nous fêtons cette année le bicentenaire, a attiré votre attention en particulier : Pauline Viardot, dont toute la famille était musicienne. Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez constitué ce programme autour de la famille Viardot ? 

 

C’est le bicentenaire de Pauline Viardot, je trouvais donc que ce programme avait du sens. 

 

Mais cela fait surtout un moment que je suis très curieuse de Louise Héritte-Viardot. J’ai lu ses mémoires il y a longtemps, et j’avais envie de parler d’elle lors d’un concert. Elle fait partie de mes grandes interrogations ! Je me dis qu’il doit y avoir un carton quelque part avec des partitions : elle aurait écrit plus de deux cents œuvres, et on en connaît quatre ! J’ai contacté l’une de ses descendantes, qui n’en avait jamais entendu parler... La Sonate pour violoncelle est bien réapparue en Pologne, alors qu’on pensait qu’elle était perdue ! C’est un peu surréaliste. Je me demande si ses œuvres n’ont pas été perdues pendant la guerre, quelque part en Allemagne… 

 

Le fils de Pauline Viardot a été un grand violoniste, il a écrit de la musique et en parle à sa mère dans ses lettres. Maria Malibran [la soeur de Pauline et la tante de Louise, ndlr] n’est pas la plus grande compositrice du monde, mais elle a eu une vie incroyable ! Et parler de toute la famille sans parler de leur père, cela n’avait pas de sens. C’est une sacrée figure !

 

Ensuite, on parle très peu de Pauline dans sa relation avec ses enfants. On en parle en tant que cantatrice, on parle de sa place dans la vie artistique européenne, mais peu de sa famille. Il y avait moyen de tirer des fils autour de Pauline, qui montrent une autre facette d’elle. Je trouvais cela plus sensible, pour approcher Pauline Viardot, de jouer la musique de Bériot, de Louise Héritte-Viardot. Cela me tenait à cœur de ne pas célébrer son bicentenaire qu’avec du Chopin et des textes de George Sand. J’avais envie d’autre chose. 

 

George Sand figurait pourtant au programme du deuxième concert de ce week-end autour de Pauline Viardot...

 

Le deuxième concert de ce week-end-là, autour de la mélodie berrichonne, cherchait à montrer cette autre facette de Pauline Viardot, que l’on connaît mais que l’on ne valorise pas tant que cela : elle était également ethnomusicologue. 

 

En 1841, Pauline Viardot a 20 ans et découvre pour la première fois Nohant, en compagnie de son mari. Elle y reviendra les étés suivants et s’imprègnera petit à petit des coutumes berrichonnes. 

 

C’est chez sa grande amie George Sand qu’elle se rend donc tous les étés. Pauline Viardot est déjà une cantatrice connue, elle compose déjà de la musique et pourtant, selon George Sand, quand elle est à Nohant « elle ne fait que courir les bois et danser la bourrée ».

 

Mais Pauline Viardot ne fait pas que danser la bourrée ; elle transcrit aussi scrupuleusement les airs traditionnels berrichons. C’est entre autres grâce à elle que ces fameux briolages sont parvenus jusqu’à nous. Cela nous permet d’avoir une idée de ces chants qu’entonnaient les laboureurs pour encourager les bœufs à tirer le soc de la charrue.

 

Pauline Viardot récolte ces chants populaires, mais les intègre aussi à ses programmes de concert. 

 

À la demande du festival Femmes artistes Femmes d’actions à Nohant, une compositrice d’aujourd’hui, Lise Borel, à réharmonisé une partie des chants retranscrits par Pauline Viardot. Il était particulièrement émouvant de croiser ainsi les époques. 

 

Ce qui est très touchant dans la relation de George Sand à Pauline Viardot, c’est que George Sand a toujours défendu et encouragé la créatrice qu’était Pauline Viardot.

Elle disait d’elle :

« L’apparition de Mlle Garcia sera un fait éclatant dans l’histoire de l’art traité par les femmes. Le génie de cette musicienne à la fois consommée et inspirée constate un progrès d’intelligence qui ne s’était point encore manifesté dans le sexe féminin d’une manière aussi concluante. »

 

Même si je ne suis pas tout à fait d’accord avec George Sand sur la dernière partie de la phrase, je trouve tout de même intéressant de noter que ce type de prédiction concernant la place des compositrices dans l’histoire de la musique étaient assez fréquentes. On promettait par exemple à Louise Farrenc un brillant avenir dans l’histoire de la musique - avant de la voir disparaître du dictionnaire en tant que compositrice quelques années après son décès. Cet effacement est quasi systématique et c’est justement pour cela que des initiatives comme ce festival, ComposHer, Présences Compositrices et bien d’autres encore sont, je me permets de l’espérer, utiles et nécessaires !

Propos recueillis par Marie Humbert et Clara Leonardi
 

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