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© Lina Khezzar

Marie van Rhijn : "La vie de claveciniste a de nombreuses facettes, on ne s'ennuie jamais !"

A elles de s'exprimer ! Nous invitons une femme du milieu de la musique classique, une personnalité qui nous a touchés, captivés, surpris, et qui nous parle de son parcours ou de l'actualité musicale. 

On l'entend au clavecin avec Les Arts Florissants, la Cappella Mediterranea ou encore les Talens lyriques. Occasionnellement, elle dirige même depuis son (ou ses !) instruments. Mais chez ComposHer, on a surtout adoré son disque "L'inconstante" consacré à l'oeuvre d'Elisabeth Jacquet de la Guerre. Marie van Rhijn nous reçoit chez elle, entre ses deux clavecins et son épinette. 

Votre disque l’Inconstante, consacré à Elisabeth Jacquet de la Guerre, est paru chez Evidence et a rencontré un grand succès auprès de la critique. Pourquoi avoir choisi d’aborder ce répertoire ?

C’est la rencontre avec le clavecin Diem qui m’a donné envie d’enregistrer ces suites, ainsi que la suggestion d’un grand ami facteur de clavecins, Michel Devynck. J’ai eu la chance de jouer régulièrement sur ce magnifique clavecin historique, dont les propriétaires sont devenus de grands amis. C’est un instrument qui m’est très familier, j’ai beaucoup joué dessus, du Couperin, du d’Anglebert… Et il date de 1679, donc pile la bonne époque (le premier livre de Jacquet de la Guerre date de 1687), elle aurait pu le jouer ! Lorsqu’on lit les inventaires des instruments qu’elle possédait, on voit d’ailleurs qu’elle avait un clavecin assez similaire. La musique de Jacquet de la Guerre convenait tellement bien à cet instrument que j’ai eu envie de me lancer dans un projet discographique : avoir la chance de jouer sur un instrument d’époque, c’est une grande source d’inspiration ! De plus, je connaissais cette compositrice depuis toute petite, j’avais abordé ses œuvres au conservatoire, ce nom m’était donc familier. Et cela me plaisait de jouer une femme ! J’avais envie de me lancer dans des œuvres moins souvent entendues au concert et au disque...

 

C’est donc le son particulier de ce clavecin qui vous a séduite. Vous vous intéressez d’ailleurs beaucoup aux instruments eux-mêmes et à leur facture...

 

Si je m’y intéresse, c’est d’abord parce qu’il existe tellement d’instruments différents, d’écoles différentes et de sons différents… L’instrument clavecin est un terme générique : dans les territoires germaniques, on parlait de “Klavier”, un mot qui désignait parfois le clavecin, mais aussi le clavicorde et le pianoforte. Chez moi, j’ai par exemple une épinette : les cordes sont simplement disposées de façon oblique par rapport au clavier, et il n’y a qu’un seul jeu. On ne peut donc pas faire de registrations (utiliser différents jeux, différentes rangées de sautereaux et de cordes). Avec le clavecin, c’est la même mécanique, mais on peut complexifier le son grâce aux différents jeux. Je possède également deux clavecins, l’un est un modèle du XVIIe, une copie d’un Ruckers, qui lui possède trois registres - ce qui va permettre de varier les timbres, en ne jouant que sur un clavier par exemple - et l’autre une copie du facteur français Blanchet. Ils se désaccordent assez facilement, dès que l’hygrométrie change, ou quand ils sont déplacés : c’est une vraie occupation d’en avoir ainsi plusieurs à accorder, régler et entretenir chez soi ! 

 

Adaptez-vous systématiquement, comme vous l’avez fait pour ce disque, votre instrument au répertoire ?

 

Dans la mesure du possible, j’aime changer d’instrument en fonction du répertoire. A la maison, je les accorde aussi à des diapasons différents et j’ajuste selon les programmes répétés. Mais j’amène rarement mes propres instruments en concert, je dois donc toujours m’adapter : la mécanique de chaque instrument est différente sous les doigts. Parfois, je vais jusqu’à travailler une même pièce sur deux instruments, c’est enrichissant aussi ! 

 

Pour beaucoup de mélomanes, ce disque est aussi une découverte, car Jacquet de la Guerre n’a que peu été enregistrée…

 

Ce que je trouve dommage en tout cas, c’est que seules les femmes s’y attaquent ! Il existe plusieurs enregistrements, mais je n’ai pas encore trouvé d’homme qui ait choisi de s’y intéresser. Peut-être cela existe-t-il, mais je ne suis pas tombée dessus ! Les références sont avant tout des femmes. 

 

Avez-vous eu des difficultés à convaincre un label d’enregistrer ce disque ?

 

Absolument pas. Le label a tout de suite accepté ce projet qui faisait suite à mes enregistrements de Marin Marais. Mais être estampillé “rareté” en musique ancienne aujourd’hui, c’est plutôt une qualité ! Le processus de redécouverte du répertoire baroque est bien engagé. Et le côté compositrice enregistrée par une interprète, cela plaisait aussi. Aujourd’hui, j’envisage de donner une suite à ce disque, car Elisabeth Jacquet de la Guerre précise que son Livre II des pièces pour clavecin peut également être joué au violon : pourquoi ne pas les enregistrer ? Les jouer dans une nouvelle formation susciterait de nombreuses questions : que fait le clavecin en-dessous du violon ? Doit-il se cantonner à un rôle de continuo, ou doubler la mélodie ? Comme je le disais, je ne cherche pas forcément la nouveauté avant tout, et je pense que si en tant que musicienne, j’ai une connivence avec cette compositrice, autant en profiter ! 

 

Parlons plus précisément de l’écriture d’Elisabeth Jacquet de la Guerre. Y a-t-il des particularités qui la distinguent des autres compositeurs français de son époque ? 

 

Ce qui est typique de son écriture - même si elle n’est pas la seule à le faire ! - c’est sa manière de réunir différents goûts, et en particulier les goûts français et italien. Cela va loin : c’est la seule, à ma connaissance, à trouver un nom français à la toccata - la “toquade” ! Le première des Pièces en fa par exemple : on y retrouve à la fois des caractéristiques du style français qu’elle maîtrise parfaitement (prélude non mesuré à la Louis Couperin ou à la d’Anglebert), et passages plus italiens… Un mélange à sa façon, avec son propre vocabulaire ! Une autre particularité de son écriture, ce sont aussi ses audaces, en particulier du point de vue harmonique : dans les Suites en ré, elle commence ses deux sarabandes en majeur alors que tout le reste est en mineur. On sent qu’il y a toujours une couleur, une patte qui n’appartient qu’à elle. Pour l’époque, elle utilise aussi un très large ambitus, toute l’étendue du clavecin, soit quatre octaves et demie. On sent la volonté d’occuper tout le clavier.

 

Cela doit exiger une certaine virtuosité…

 

En effet, lorsqu’on lit ses œuvres, on sent une très bonne improvisatrice, une excellente claviériste. On sent qu’elle en jouait beaucoup et que ses compositions ne sont pas des hasards ! Son deuxième livre (1707) est le plus virtuose : les doubles sont largement écrites, et non seulement improvisées. 

 

Elisabeth Jacquet de la Guerre est relativement connue par rapport à la moyenne des compositrices. Avez-vous l’impression qu’elle a tout de même été moins étudiée en raison de son sexe ?

 

Sa particularité est qu’elle a connu un grand succès de son vivant ! Il y a même eu de la monnaie frappée à son effigie. Elle était reconnue non seulement en tant qu’interprète, mais aussi comme compositrice, à une époque où les femmes l’étaient rarement. Pour preuve : en 1691, un auteur du Mercure Galant [revue française fondée en 1672, ndlr] imagine une lettre que pourrait lui écrire Lully, déjà décédé, où le grand compositeur la reconnaît comme son égale… C’est assez incroyable !

 

Vous brossez le portrait d’une femme très respectable ! Pourquoi alors avoir appelé ce disque “L’inconstante” ? Le mot n’est pas très mélioratif…

 

J’aimais bien jouer avec ce terme dont le sens a évolué depuis le XVIIème siècle. Ce mot “L’inconstante” sert de titre à l’une de ses chaconne, et c’est l’un des rares intitulés qu’elle donne dans son oeuvre. Cette chaconne passe du majeur au mineur, dans une recherche de la fameuse “varietas” si appréciée à l’époque. L’inconstance, c’est donc pour Jacquet de la Guerre montrer différents visages, des affects et des émotions toujours renouvelés, plutôt qu’une question d’infidélité amoureuse !

 

Cette recherche autour du texte musical semble vous plaire : en parallèle de vos études de clavecin, vous avez étudié la musicologie à la Sorbonne. Est-ce indispensable pour votre travail de claveciniste, ou bien cela relevait-il d’une volonté d’ouverture ?

 

Cela me semblait important en tout cas ! En musique ancienne, on est tout particulièrement confronté au processus de construction d’un programme, de recherche de compositeurs moins connus, cette formation est donc très utile. Approfondir ce processus de “recherche”, c’est très intéressant : on apprend où trouver les bonnes informations, quelles sources explorer, quel traité lire pour savoir comment on abordait une oeuvre à l’époque du compositeur. C’est utile, encore aujourd’hui, lorsque je fais des recherches en ligne ou lorsque je passe une journée à la BNF !

 

Cette curiosité, cet intérêt pour la recherche vous semble-t-il partagé par les musiciens baroques dans leur ensemble ?

 

La recherche de répertoire est vraiment ancrée chez nous, bien sûr. Et la musicologie aide pour cette recherche : je ne me considère pas comme musicologue, mais avoir un aperçu de ce métier m’a montré à quel point musiciens et musicologues étaient complémentaires.

 

Pourquoi avoir choisi de vous lancer dans ce milieu de la musique ancienne, de jouer du clavecin ?

 

Quand j’ai commencé le clavecin, nous étions peut-être la deuxième génération d’élèves à commencer vraiment jeune. Christophe Rousset, par exemple, avait commencé jeune, mais Ilton Wjuniski, l’un de mes professeurs avait démarré par le piano ! Aujourd’hui, c’est plus courant, mais moi, à l’époque… je voulais jouer du piano. Une cousine m’avait appris à jouer des chansons pour enfants sur un clavier, cela a suffi : j’ai tout de suite voulu entrer au conservatoire ! Mais, ayant déjà connu le plaisir musical immédiat du clavier, je ne voulais pas me lancer dans les deux ans de formation musicale requis pour entrer en piano… J’ai alors voulu jouer de la harpe : deuxième déception, il n’y avait pas de classe de harpe à Calais, où j’ai grandi. En revanche, j’avais déjà entendu le son d’un clavecin car ma mère, flûtiste amateur, jouait parfois de la musique de chambre, et la direction du conservatoire m’a proposé de commencer par là... Quand on m’a suggéré de changer d’instrument ensuite, je n’ai plus voulu ! J’adorais mon premier professeur, j’aimais le son de l’instrument et son répertoire : il n’y avait plus de raison de changer.

 

Vos professeurs étaient en partie des femmes - c’est assez rare chez les musiciennes que nous rencontrons ! Le clavecin est-il un instrument particulièrement féminisé ? 

 

Les milieux dans lesquels j’ai évolué étaient souvent très masculins, mais oui, il existe des clavecinistes femmes. J’ai commencé le clavecin avec une femme, Marie-Hélène Bouillot, une élève de Pierre Hantaï, puis j’ai poursuivi avec Anne Sortino. Pour moi, enfant, le référent était donc une femme, et j’ai toujours vu qu’il était possible d’en faire professionnellement.

 

Avez-vous déjà subi tout de même, dans votre vie de musicienne, des discriminations liées au fait que vous étiez une femme ?

 

Je pense que cela arrive forcément, et j’ai moi-même connu de nombreuses situations de ce type. Le regard porté sur une femme dans le milieu de l’enseignement, surtout sur une jeune femme, est différent. J’ai eu l’impression que cela m’a parfois favorisée, parfois défavorisée. Et en tant que concertiste, alors que je jouais au sein du Trio Dauphine avec deux autres jeunes femmes, je me souviens qu’en tournée, les programmateurs nous logeaient parfois dans une seule chambre… Pour trois ! Nous étions considérées comme des des “copines”, et non comme des collègues. Et cela n’arrive pas aux hommes, ou aux groupes mixtes... Ce genre de situation n’est pas grave, mais lorsqu’on passe la moitié de l’année à dormir à l’hôtel, il vaut mieux être bien installé, et bien s’entendre avec ses collègues et dormir dans le même lit, ce n’est pas la même chose ! 

 

Vous jouez aujourd’hui moins souvent avec ce trio, et moins souvent en musique de chambre…

 

La vie de claveciniste a de nombreuses facettes, on ne s’ennuie jamais ! Je vais travailler avec l’ensemble Amarillis, et ce sera justement de la musique de chambre, des sonates de Haendel et de Telemann. J’enseigne aussi au CRR de Cergy-Pontoise : j’apprécie les échanges avec les élèves, qui permettent de continuer à se poser des questions. Mais je passe bien sûr également une grande partie de mon temps au sein de grands ensembles.

 

Ces grands ensembles, ce sont les Arts Florissants, les Talens lyriques, la Capella Mediterranea… : cette mobilité entre les différents ensembles, qui est propre aux musiciens baroques, cela vous plaît ?

 

Je dirais que c’est le lot des instrumentistes en musique ancienne ! Je garde malgré tout une vraie fidélité pour Les Arts Florissants, car c’est grâce à William Christie et à Béatrice Martin que j’ai obtenu mon premier vrai contrat de répétitrice sur une production d’opéra : David et Jonathas, à Aix-en-Provence. J’étais encore en master au CNSM, j’avais soif d’apprendre, de jouer beaucoup de répertoire, et je ne m’étais pas vraiment posé la question de ce que je ferais après mes études. J’ai donc une grande reconnaissance et une grande dette envers ce chef qui m’a aidée à rendre ce plaisir que j’avais de jouer professionnalisant. Mais bien sûr, j’ai plaisir à aller avec d’autres ensembles : chaque chef a sa vision, avec laquelle on n’est d’ailleurs pas forcément d’accord, et c’est le fait de découvrir de multiples visions différentes en devant s’y adapter qui est intéressant.

 

Vous vous essayez vous aussi à la direction : avec Les Arts Florissants, vous avez dirigé plusieurs représentations du Beggar’s Opera la saison dernière. Qu’apporte le fait de diriger du clavecin, plutôt que d’une position extérieure à l’orchestre ?

 

Je dirais que je me semble capable de diriger du clavecin, mais je ne me verrai pas du tout le faire autrement ! Diriger en aussi petit groupe, cela se rapproche plutôt de la musique de chambre : comme j’ai toujours eu plaisir à jouer en groupe, je me sens capable de donner une impulsion, un élan, une envie musicale depuis le clavier.

 

En dirigeant depuis le clavecin, prenez-vous les décisions en matière de tempo par exemple ?

 

Pour des raisons de timing, il faut en effet un leader pour répondre à ces questions. Dans le cadre de cette production du Beggar’s Opera, selon les lieux dans lesquels nous avons joué, nous avons dû changer certaines choses dans l’instrumentation par exemple, et ce avec seulement deux services de trois heures avant le spectacle ! Il faut s’adapter très vite, et c’est plus facile s’il y a une personne qui fait le lien avec le metteur en scène, la technique, qui choisit ce que l’on va répéter en priorité… C’est aussi cela, le rôle du directeur musical : chercher à rendre la répétition la plus efficace possible. Une fois sur scène, c’est le collectif qui prime.

 

Cette expérience vous a visiblement plu : vous vous apprêtez à diriger un nouveau projet à Versailles…

 

Je dirigerai cette fois depuis l’orgue, en effet ! Ce projet est construit autour des Stabat Mater de Vivaldi et de Pergolese. Ce n’est pas forcément un programme que j’aurais choisi moi-même, parce que je cherche pour l’instant à aller vers les oeuvres moins connues, moins enregistrées. Mais je pense que cette production sera tout de même passionnante : jouer ces œuvres dans l’acoustique de la Chapelle Royale, avec deux contre-ténors, ce qui est relativement rare, tout cela changera forcément les couleurs, peut-être les tempi également. Ce défi me plaît. 

En tant que claviériste, on a tellement l’habitude de lire sur des conducteurs que la direction vient presque naturellement. Je ne me considère pas cheffe, en revanche la réflexion sur le programme et les œuvres en amont me plaît beaucoup. Sur des œuvres aussi connues, chercher à montrer les spécificités du texte et les différences entre les deux Stabat Mater, réfléchir au tempérament pour que tout le monde soit à l’aise, cela m’intéresse. 

Propos recueillis par Clara Leonardi.

Transcription et synthèse réalisée par Marie Humbert et Clara Leonardi.

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