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Cordes & expérimentation - Florilège

12 novembre 2022

« Tout ce qu’on n’est pas censé faire à des instruments à cordes » : c’est par ces mots malicieux que Julia Wolfe (née en 1958) présente Forbidden Love (2019), composé en réponse à la demande de l’ensemble Sō Percussion de lui écrire une œuvre pour… quatuor à cordes.

Figure parmi les plus importantes de la création étatsunienne, Julia Wolfe a dès ses premières compositions marqué profondément le paysage musical, en mêlant dans son écriture les influences de Steve Reich, Louis Andriessen, Meredith Monk et György Ligeti avec le langage du rock et de la pop (my lips from speaking, Lick, Believing), et sa musique est nourrie par l’histoire politique des États-Unis : celle des ouvriers (Anthracite Fields), des ouvrières (Fire in my mouth), des migrants (riSE and fLY), des femmes (Her Story).


Instruments frottés, grattés, heurtés, caressés, avec les doigts, les mains, des mailloches, des fils, des dés à coudre : cet « anti-quatuor à cordes » donne à entendre au cours de la demi-heure que dure Forbidden Love une musique tantôt d’une douceur magique, où l’espace acoustique semble s'élargir et le temps s’arrêter, tantôt d’une frénésie jubilatoire, le bruit du vent laissant la place à celui de la pluie, le vacarme des machines à coudre et des scies succédant aux échos de danses folkloriques entraînées par les sonorités du dulcimer des Appalaches.

Si les XXe et XXIe siècles ont souvent poussé les instruments de musique aux frontières du bruit, Forbidden Love fait preuve d’une étonnante économie de moyens, et cherche peut-être moins l’expérimentation sonore qu’une réflexion sur la culture et la transmission de la tradition musicale. Elle-même immense pédagogue, Julia Wolfe a dédié Forbidden Love à « Jane Heirich - cette merveilleuse enseignante qui, dans ce cours de composition qui a changé ma vie, m'a demandé pour la première fois de sortir des sentiers battus ».


Lambert Dousson

 

Poursuivant sa collaboration avec le compositeur Alex Nante, Le Concert Idéal, dirigé par Marianne Piketty, explore la quête de sens dans l’obscurité, l’illumination nocturne, murmurée et sensuelle, vers la lumière et l’espérance. Arrangé pour ensemble de chambre et violon solo par Alex Nante, qui crée pour l’occasion Bajo la estrella (“sous l’étoile”), le disque nous entraîne de Lili Boulanger à Vivaldi, d’Ysaÿe aux œuvres plus contemporaines sous le prisme de la nuit. Ombres, cauchemars et incertitude laissent peu à peu la place à l’élégie, les étoiles et le divin, jusqu’à l’aurore D’un matin deprintemps. En effet, le diptyque de Lili Boulanger borde ce disque, ouvrant le bal dans les ténèbres D’un soir triste, jusqu’au réveil du matin. La couleur intimiste de l’ensemble de chambre est un doux écrin pour ce mystère qu’est la nuit, et ce temps déroulé de l’obscurité à la lumière comme fil conducteur à travers les époques permet une perspective thématique sur cette audacieuse programmation.

Joséphine Laffaille

 

Le Concerto pour violon no. 2 de Florence Price clôture en fanfare ce disque consacré à des compositeur·ice·s racisé·e·s. Écrit par la compositrice un an avant sa mort, retrouvé en 2009 parmi ses papiers alors qu’on le pensait perdu, il porte la marque d’une certaine nostalgie : après les coups de semonce initiaux de l’orchestre, le violon (Rachel Barton Pine) s’élance en arpèges cadentiels presque romantiques, puis esquisse un thème hésitant mais lyrique auquel les instruments de l’orchestre se joignent peu à peu. Ne cédant jamais au virtuosisme, la compositrice lui préfère de longues lignes mélodiques contemplatives et tendres, et un jeu parfois espiègle autour des effets orchestraux. La soliste Rachel Barton Pine, malgré des micros très proches qui ne lui pardonnent rien, met en valeur avec un son chaud les phrases chantantes de Price - et ressort sans difficulté au-dessus de l’orchestre. Mais elle ne parvient pas toujours à mettre en relief les contrastes de l’écriture, et notamment à souligner le caractère plus agité, voire impétueux, des traits, ni à proposer par ailleurs de véritables piano. Le Encore Chamber Orchestra peine également à distinguer les différents plans sonores que suggère l’écriture. Qu’importe : le caractère hollywoodien de l’écriture de Price est à la fois spectaculaire et infiniment touchant, ce qui suffit à accrocher l’oreille de l’auditeur·ice.


Clara Leonardi


 

The Blue Hour est un cycle vocal né de la collaboration de cinq compositrices — Rachel Grimes, Angélica Negrón, Shara Nova, Caroline Shaw et Sarah Kirkland Snider — et de l’ensemble d’instruments à cordes A Far Cry, commanditaire de l’œuvre. Les quarante chansons qui la composent mettent en musique des fragments du poème « On Earth », extrait du recueil Blue Hour (2003) de Carolyn Forché, qui répertorie les pensées, souvenirs, visions et images éparses d'enfance, de guerre, d'amour et de perte d'une femme à l’orée de la mort, le tout organisé selon l’ordre — objectif et arbitraire — de l’alphabet. Les compositrices ont su mêler leurs langages respectifs dans une trame musicale impressionnante de cohérence, dont le fil conducteur est la voix si singulière, si maîtrisée et d’une incroyable expressivité, de Shara Nova, fondatrice et vocaliste du projet My Brightest Diamond, et qu’on a pu notamment entendre dans Penelope (2010) et Unremembered (2013), song cycles à la beauté envoûtante et bouleversante de Sarah Kirkland Snider. Mais The Blue Hour est aussi un travail sur le fragment, la miniature, qui révèle la force et la maîtrise de ces musiciennes parvenant, avec un matériau musical d’une grande simplicité, et en quelques mesures à peine, à installer une atmosphère et déployer des tonalités affectives d’une grande diversité. Projet poétique et politique dans sa manière de mettre en œuvre l’égalité et la sororité, de faire entrer en résonance l’horreur universelle et la beauté d’une simple vie singulière, ce disque est une merveille.


Lambert Dousson




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