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Layale Chaker et Edward Saïd aux Détours de Babel

20 mars 2022


Layale Chaker Composition, violon

Victor Guaita Alto

Magdalena Ceple Violoncelle

Samar Talaat Contrebasse

Youmna Saba Design Sonore


Layale Chaker, compositrice libanaise, a pu faire entendre son quatuor à cordes avec design sonore ce dimanche 20 mars à Grenoble. Son œuvre En Présence de l’Absence perpétue, dans une atmosphère de recueillement mémoriel, la pensée d’Edward Saïd (1935-2003). Ce dernier, universitaire, théoricien littéraire mais aussi pianiste de renom, a travaillé sur l’orientalisme, et plus exactement sur la construction de l’Orient au travers du regard occidental. Son ouvrage le plus célèbre dans ce domaine est L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident, qui fait office de manifeste. Par ailleurs, il était proche du chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm ; une amitié qui s’est renforcée, notamment par la création du West-Eastern Divan Orchestra - dont le nom a été choisi pour promouvoir la paix entre les différentes populations du Moyen-Orient. C’est dans ce cadre, que l’on pourrait qualifier a posteriori de militant, que se pose Edward Saïd. Barenboïm et Saïd écrivent tout deux Parallèles et Paradoxes en 2002, et Edward Saïd enregistre des concerts, comme quasi-professionnel, après des années d’études à la Julliard School de New-York.


La genèse du quatuor En Présence de l’Absence de Layale Chaker remonte à la rencontre de la compositrice avec l’orchestre créé par Edward Saïd et Daniel Barenboïm, dans lequel elle est violoniste. Lorsqu’elle prend connaissance de l’œuvre littéraire autant que de l’œuvre interprétative, elle s’engouffre dans cet univers. C’est par l’épouse d’Edward Saïd, Mariam, qu’elle découvre l’interprétation pianistique de la Fantaisie pour quatre mains de Franz Schubert. Mais elle ne s’arrête pas là, et s’aventure plus avant dans la vie du pianiste, au travers des témoignages de Mariam et de sa fille Najla Saïd, ainsi que de deux de ses collègues, Suzanne Schneider et Laure Assaf. Par ces quatre témoignages, Layale Chaker va donner une deuxième vie à Edward Saïd, créant une « monographie sonore ». C’est en hommage à cet homme qu’elle compose En Présence de l’Absence. La pièce est écrite pour un quatuor à cordes, composé d’un violon, d’un alto, d’un violoncelle et d’une contrebasse, auquel s’agrègent un piano préparé dont les cordes sont laissées libres ainsi qu’une bande son.


L’œuvre s’ouvre sur un enregistrement de la Fantaisie de Schubert par Edward Saïd, où s’exprime toute la sensibilité musicale de l’interprète, avant que la bande son vienne jouer sur la résonance. La Fantaisie sert de base, une base sur laquelle se pose le jeu de Layale Chaker avec la bande son, offrant à l’oreille des plages harmoniques qui résonnent dans les cordes du piano. Si la métrique donnée par l’œuvre du compositeur romantique permet un repérage dans le temps, dès que la Fantaisie s’arrête, on en perd le sens et les frontières s’effacent au profit d’un temps lisse. Les instruments à cordes prennent un aspect orchestral, et on trouve des accords complexes qui créent différentes textures harmoniques qui sont juxtaposées. Le jeu laisse ensuite la place à une mélodie aux accents orientaux. La deuxième section amène une ambiance plus interrogative. Les harmonies laissent place à des fréquences sonores plus intrusives, avec un travail sur le larsen, que les cordes reprennent en écho. C’est à ce moment qu’entre le violon, dans ses médiums et graves, avec une mélodie à l’allure orientale. On découvre alors la présence de l’absent : la voix d’Edward Saïd tonne dans le commentaire de l’un de ses propres textes. Après cela, elle se fond dans la bande son : les plans sonores qui étaient jusque là simplement juxtaposés s’imbriquent pour en former un nouveau, donnant l’impression que la somme dépasse les parties. Apparaissent alors les voix féminines de personnes qui ont connu Edward Saïd, se superposant à la voix de l’universitaire. Les témoignages se déclinent en diverses langues. Le jeu des cordes se fait percussif, les textures se fondent dans une esthétique quasi tribale. Enfin, la troisième section reprend l’œuvre de Schubert, à laquelle la voix d’Edward Saïd se superpose, récitant un texte en arabe, tandis que joue le quatuor et se déroule la bande son. Tous les plans sonores sont alors réunis, piano, voix, cordes et bande, pour une apothéose élégiaque, plus apaisée.


Dans cette œuvre, Layale Chaker crée une réminiscence sonore matérielle. Elle se repose sur toute la galaxie Edward Saïd, de ses œuvres, comme Parallèles et Paradoxes, qui a été le déclic de la compositrice pour écrire son quatuor, à ses interprétations, ses relations aux autres, à sa famille comme à ses collègues. En Présence de l’Absence est un mémorial dont la musique est la partie émergée. Elle est une porte d’entrée dans le monde de l’universitaire-pianiste. C’est une œuvre touchante, pleine d’humanité, qui cherche à démontrer l’emprise d’un être au-delà de l’être, une existence au-delà de l’existence. Elle est la preuve de l’ineffable et de l’indicible de la musique, qui exprime alors plus que ce que les témoignages écrits ou parlés peuvent exprimer. La musique prend alors la forme de matière sonore, de texture où se mêlent à la fois la création de l’instant et son écho. Comme Edward Saïd, l’œuvre est plurielle, mêlant musique arabe, musique contemporaine, musiques actuelles tout se situant à leurs frontières. Une pièce à l’intersection de la métamusique et de la littérature, qui offre à l’auditeur une terre commune pour assimiler l’individu à une communauté plus large.


Gabriel Navaridas




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