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Outi Tarkiainen - The Earth, Spring's Daughter | Saivo

Dernière mise à jour : 19 août 2021

Août 2020

Outi Tarkiainen (1985-)

The Earth, Spring's daughter

"Saivo", Concerto pour saxophone

Virpi Räisänen, mezzo-soprano – Jukka Perko, saxophone – Lapland Chamber Orchestra - John Storgårds, direction.


Il y a dans ce disque une force et une cohésion qui marquent dès les premières notes entendues. L’ensemble de l’équipe artistique menée par le chef d’orchestre finlandais John Storgårds défend ici avec vigueur, poésie et talent les deux œuvres de la compositrice finlandaise Outi Tarkiainen.


Ces quelques mots du livret rédigé par le musicologue Juha Torvinen en disent déjà beaucoup sur la nature de la musique enregistrée au disque :


« La compositrice Outi Tarkiainen croit en une musique qui a le pouvoir de faire changer les choses. Dans ses œuvres, elle explore la relation entre l’humain et le monde, et comment l’individu devient un adulte en terme d’environnement. Le statut des minorités, la communion avec la nature, la connaissance entre les générations, les merveilles de la naissance et de la vie, sont quelques-uns des thèmes fondamentaux de sa musique. »


Allons-nous changer ?


Le disque s’ouvre sur le cycle de mélodies The Earth, Spring’s daughter, ou en langue originale : Eana, giđa nieida. C'est la langue samì, celle du peuple autochtone européen du territoire lapon qui est à l'honneur à travers différents textes de poétesses et poètes sames.


Dès les premiers sons du prologue, nous voilà projetés dans un monde inconnu. La voix déclame un texte à l’allure mythologique, évoquant mère et fille donnant naissance au printemps. S’ensuivent sept mélodies portées par la voix de mezzo-soprano. Qui est cette voix ? La femme qui voit son monde ancestral se transformer, sa propre culture se dissoudre ou la nature elle-même qui se voit martyrisée ? Chacun pourra se questionner en se plongeant dans les textes choisis.

Le premier d’entre eux évoque la naissance de la Terre. Des bribes de mélodies émergent d’un son tenu, obsédant qui marque la permanence, et le temps long. Le chant devient comme improvisé, évoquant la tradition musicale sami du jojk, un chant-déclamation d’origine chamanique. La colonisation des territoires lapons à partir du XVIIè siècle imposant la sédentarisation, le christianisme, et l’abandon des langues sames, a mis à mal cette tradition musicale et spirituelle. C’est un chant de paroles, de narration mais c’est aussi un chant fait de sons de la nature, de murmures, de bruits d’animaux. Souvent seul, le jojkeur peut aussi s’accompagner d’un tambour, instrument sacré sur lequel sont dessinés des signes dont les significations nous sont encore inconnues. Nombre de ces tambours originaux ont été brûlés aux XVIIIè et XIXè siècle au titre de la sorcellerie. Ainsi le jojk semble émerger dans cette première mélodie, prenante et mystérieuse. Le tambour sera lui présent en miroir dans la mélodie, une mélodie poignante dans laquelle le texte évoque la dissolution de l’être dans la « vague du temps », à travers le tambour, ses dessins et sa capacité à être un passeur dans un autre monde, le saivo.


Mais le cycle est aussi une narration. Après une première mélodie comme hors temps (« Et le temps n’existe pas, pas de fin, aucune / Et le temps est, éternel, toujours, est »), les deuxième et troisième mélodies nous mènent vers les drames, ceux de la colonisation et de l’acculturation qui se sont déroulés avec violence. La deuxième mélodie se fait plus déclamatoire, le chant abandonne ses mélopées pour nous raconter de manière tendue la présence du peuple sur sa terre et son invisibilité face aux conquérants, « et nous étions pierres, plantes, animaux, poissons, eau, vent, terre, ciel, mais ils ont marché à travers nous, et ils ne nous ont pas vu ». La troisième représente alors un sommet expressif, une explosion post-romantique intense que rien ne laissait présager. Le vocabulaire de la musique expressionniste est convoqué ici pour mettre en avant le drame de la séparation avec un orchestre rugissant, intense, comme en détresse. La deuxième partie de cette mélodie nous plonge littéralement dans le désespoir, « ma peine ne peut être comparée au temps glacial », la musique devenant quasi absente, glaçante, faite de tensions sous-jacentes bouleversantes.


La quatrième mélodie forme un axe de symétrie dans cette grande construction musicale. Pivot du cycle, elle nous mène ainsi d’un monde à l’autre, de celui du peuple et du collectif, vers celui de l’intime. C’est par la nostalgie d’un monde qui se raconte, en chant, et en musique, celui d’un monde disparu mais toujours présent que s'opère la transition. L’orchestre crépite du feu de l’âtre où se déroule cette bascule, feu du souvenir qui deviendra celui de la terre qui brûle. Le début du cycle nous a mené dans le froid et la détresse, les deux dernières mélodies nous mènent vers la lumière, et la nostalgie. La cinquième mélodie est d'abord toute d’inquiétude, de torture, comme un magma de sons qui peu à peu se transforme en chant d’amour, d'espoir et de clarté, tandis que la sixième mélodie, lumineuse et mystérieuse, nous mène de nouveau dans les chemins de la nature, dans un magnifique nocturne, miroir de la première mélodie. L’épilogue sonne comme un retour dans notre monde, avec des sonorités nouvelles, celles des solos de violon et violoncelle. Après le printemps initial, celui d’un monde qui s’ouvre, le texte, repris du prologue, invoque les neiges de l’hiver et l’enfouissement, comme pour se réchauffer et recommencer sans fin le cycle du temps. Une mélodie populaire, chantée à l’été en Finlande, se glisse ici subrepticement comme pour nous rappeler que nous avons traversé un monde imaginaire, et que nous revenons malheureusement sur terre.


Avons-nous changé ?


L’orchestre dans ce cycle est plus qu’un accompagnateur de la voix, c’est un personnage, un acteur du drame, c’est aussi un paysage, l’écho des sons de la nature. Il est un monde sonore, qui ressemble à la peau du tambour chamanique, une surface qui nous mène d’un monde à l’autre, toujours changeant, miroitant. Il en sera de même dans Saivo, le concerto pour saxophone à l'abord plus facile pour l'auditeur. Juha Torvinen commente ainsi dans le livret le titre de l’œuvre et nous donne ainsi une clé de lecture : « Un « saivo » peut être une chute ou toute autre formation naturelle, mais dans la plupart des cas, l’épithète est donnée à un lac considéré comme ayant deux fonds : sous le lac se trouve une réalité inverse, le monde des esprits, le monde de l’au-delà qui transcende la compréhension des mortels. Une connexion avec ce monde peut être réalisée par des rituels et des sacrifices. » En cinq mouvements enchaînés, successivement intitulés Image de Toi, Dans l’eau, Dans les cendres, Reflet, Faille, Outi Tarkiainen nous propose encore une fois dans son concerto une plongée dans un nouveau monde. On pourrait presque croire que l’orchestre et le soliste, soutenus par un dispositif électronique, sont le saivo en eux-mêmes. Dès les premières notes, nous voici immergés dans la matière du son, dans des univers toujours changeant, miroitant, puissant. L'utilisation de l'électronique apporte quant à elle un effet de magie et d'étrangeté.

Le concerto peut aussi s'entendre comme une grande narration, miroir de celle du cycle de mélodies, dans laquelle le saxophone porte une nouvelle voix. Une œuvre, très riche, qui à coup sûr ne peut laisser indifférent et que l’on espère voir programmer au concert !


Jérôme Thiébaux



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