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© Lionel Renoux

Stéphanie-Marie Degand : "Si on est prête en profondeur et qu'on parle de musique, c'est gagné !"

A elles de s'exprimer ! Nous invitons une femme du milieu de la musique classique, une personnalité qui nous a touchés, captivés, surpris, et qui nous parle de son parcours ou de l'actualité musicale. 

Elle est l'une des premières violonistes à avoir abordé avec autant d'aisance les répertoires baroque et moderne. Elle est aussi professeure au Conservatoire de Paris, fondatrice de l'ensemble La Diane française et bien sûr chef* d'orchestre : Stéphanie-Marie Degand, artiste polyvalente et passionnée, revient sur son parcours, sa carrière, son dernier disque, consacré à Brahms, et évoque ses futurs projets.

Vous vous êtes formée dans les années 1990s, à une époque où il n’était pas évident de faire du baroque et du moderne à la fois. Qu’est-ce qui vous a amenée à refuser de vous spécialiser, à garder cette double approche ? 

 

C’est simple : la musique est sublime ! Ecouter Atys, de Lully, me procurait une émotion aussi intense que le Concerto pour piano de Tchaïkovski - ce sont mes premiers grands chocs musicaux. J’ai découvert cela très tôt au Conservatoire de Caen, alors que j’étudiais l’écriture auprès d’Emmanuelle Haïm, l’assistante de William Christie dont l’ensemble, les Arts Florissants, était en résidence en Normandie. Alain Poirier, qui allait ensuite devenir directeur du CNSM, était mon professeur d’analyse et d’histoire de la musique quand j’avais quatorze ans, et il nous faisait écouter cette musique. Il y avait donc déjà une implantation forte de la musique ancienne. Quand je suis entrée, jeune, au CNSM en violon moderne, Emmanuelle Haïm a été nommée là-bas, ainsi qu’Alain Poirier. J’ai rapidement commencé à jouer avec les chanteurs de la classe de baroque, et j’avais déjà mon archet (baroque) et mes cordes en boyau. Cela s’est fait tout seul… J’ai eu au CNSM un professeur de violon extrêmement tolérant : il craignait que je me disperse, mais il m’a laissée faire ce que je voulais, tant que je travaillais ! 

 

Cela a-t-il exigé une quantité de travail particulièrement importante ? 

 

J’ai eu la chance de commencer très jeune et d’être bien entourée tout de suite. Ce qui était difficile n’était donc pas de jouer du “baroque” et du “moderne”, mais d’être intégrée dans ces milieux. Du côté moderne, c’était regardé comme quelque chose de farfelu et on n’a eu de cesse de me dire que je me dispersais. Du côté baroque, j’étais vue comme une moderne qui se prenait pour une baroqueuse, alors même que j’ai commencé plus tôt que la plupart des collègues de ma génération. J’étais un peu interloquée par ces réactions. 

 

J’ai toujours aimé être très occupée, continuer les deux m’a donc semblé naturel. J’ai très vite travaillé à haut niveau en baroque, grâce notamment à Emmanuelle, mais aussi à Christophe Rousset qui m’a fait jouer rapidement avec lui en musique de chambre. J’ai continué à faire des concours et des festivals dans le milieu moderne, même si je n’étais pas obsédée par la construction d’une carrière standard de soliste.

 

Pourquoi pas ?

 

J’ai eu des professeurs qui, eux-mêmes, n’avaient pas un parcours reposant sur ce modèle, bien qu’excellents musiciens, mais étaient de grands pédagogues. Je me suis donc construite sans l’imprégnation quotidienne purement instrumentale, qui plus est pour le répertoire ancien.

Et puis en France, depuis Ginette Neveu, pas une femme n’a mené une grande carrière de violoniste, cela interroge et limite la capacité à se projeter réellement ! Au CNSMDP, je suis la quatrième professeure de violon de l’histoire, alors qu’en piano cela a commencé tout de suite (avec Hélène de Montgeroult). Et ne parlons pas de la direction ! On ne pense même pas à se positionner quand on est une femme - alors que mon premier professeur de violon, Jean-Walter Audoli, était aussi chef, et que je l’admirais.

 

Justement, vous avez abordé la direction directement aux côtés de chefs, sans passer par une classe de direction.

 

A l’époque, ce n’était pas envisageable ! J’avais passé 9 ans au CNSM, c’était déjà beaucoup. Mais assez naturellement et progressivement, j’ai beaucoup dirigé du violon. Mais chaque fois que j’ai voulu me mettre à diriger “pour de bon”, c’est-à-dire sans mon instrument, ce n’était pas le moment : le début d’une carrière, c’est souvent le moment où l’on fait des enfants si l’on en souhaite (ce qui était mon cas). Si l’on n’est pas, à ce moment-là, dans un contexte porteur, avec des gens qui nous soutiennent - et par soutenir, je n’entends pas par des mots, mais par de l’aide quotidienne et un relais solide en cas d’absence - il est difficile de partir pour diriger de longues productions, ou trop souvent en déplacement ! Ma vie professionnelle a donc été mise en sourdine à la naissance de mes enfants. Même aujourd’hui, alors que mes filles sont grandes, et que je commence à diriger, mon agent sait que je ne peux pas encore partir loin, longtemps et souvent ! Je vais ainsi faire mon premier opéra à Tours, à une heure de train, et j’essaie de travailler prioritairement près de l’Île-de-France sur ce type de productions, afin de revenir plus souvent. 

 

Revenons sur vos premières expériences de direction. Vous avez co-fondé avec Emmanuelle Haïm le concert d’Astrée…

 

On a effectivement organisé le recrutement de l’orchestre ensemble ! Je gérais complètement les cordes : j’avais déjà une bonne expérience de violon solo, notamment au Capitole de Toulouse, donc on se répartissait les tâches. Je l’ai beaucoup aidée pour les partitions, donc j’ai découvert la phase essentielle de la direction : le travail à la table. Je l’ai aussi vue se battre, car ça n’a pas été facile pour elle. La misogynie de certains metteurs en scène était flagrante. J’ai souvenir d’avoir fait partir l’orchestre un jour où l’un d’entre eux lui avait hurlé dessus, en lui disant que ses tempi allaient casser les chevilles des danseurs. Dès qu’elle a commencé à percer on l’a traitée de tous les noms, et particulièrement d’arriviste, et elle a fait preuve d’une force incroyable et inspirante ! En définitive, cela a permis de faire vite le tri, on ressentait très rapidement qui était correct - et il y a eu des partenaires formidables dès le début. Elle a fait avancer les choses, sans s’appuyer sur des modes ou des réseaux ; elle s’est imposée grâce à la force de son projet. Il ne faut pas oublier qu’elle est la première femme au monde à avoir dirigé Vienne et Berlin !

 

Le poste de violon solo est l’un de ceux qui se sont le plus féminisés en France ! Comment l’expliquez-vous ?

 

Je pense que jusqu’à il y a peu, c’était le poste le plus prestigieux auquel les femmes pouvaient prétendre, avec les postes de professeure en CRR. On ne nous engageait pas pour jouer les concertos, encore moins pour diriger. Mais on acceptait d’avoir des femmes à un poste juste “en dessous”, dans la hiérarchie implicite du milieu : violon solo. 

 

C’est en train de changer. Dans le milieu de la direction, les choses évoluent très vite ! Je n’ai jamais eu la sensation de manquer d’autorité sur le podium du fait de mon genre. Je pense que les musiciens ont accepté la présence des femmes à la direction - parce qu’il y a des femmes absolument compétentes. Il y a même aujourd’hui de mauvaises chefs* d’orchestre comme de mauvais chefs, signe ultime de normalisation. 

 

Parlons de vos projets en tant que soliste. Vous venez de sortir un disque consacré à Brahms, avec Jérémie Rohrer, qui est votre mentor en matière de direction d’orchestre. Comment s’est passé votre collaboration ? 

 

Je n’aurais pas voulu faire ce concerto avec quelqu’un d’autre que lui, et pour lui, cela a également été une évidence. Ce disque est né du premier confinement, qui nous a fait revenir à ce que nous voulions vraiment prioriser dans nos vies. Nous avons une perception émotionnelle et culturelle très proche de la musique et la psychologie de Brahms, que nous abordons par l’héritage dont il est issu. Cela a donc été très naturel et simple ! Le disque est né de cette complicité musicale au long cours. Nous nous connaissons depuis nos études au CNSM, avons beaucoup joué ensemble, et j’ai été son assistante sur plusieurs grandes productions parisiennes. La crise du COVID a été l'occasion de sortir ce disque, mais m'a aussi incitée à faire aboutir un autre projet discographique : l'intégrale des concertos de Leclair, qui n'avait jamais été faite dans la forme que nous proposons, à un par partie et en un coffret.

 

Vous l’avez décrit comme le fondateur de l’école française de violon, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? 

 

Le violon est né en Italie au 16e siècle. C’est un instrument d’abord populaire puis de service, pour faire danser, notamment en France. Il sert également à l’église et à l’opéra, mais pas comme un instrument soliste. La musique pour violon est née en Italie avec Corelli, qui fonde la sonate et l’ornementation solistique, puis Vivaldi qui lance le modèle du concerto. Leclair, qui était danseur et musicien, a découvert cette musique à Turin, ramené dans ses bagages à la cour de France le concerto et la technique instrumentale, et écrit les premiers concertos français pour violon !

 

Vous partez de cet héritage français pour décrire l’identité de votre ensemble La Diane Française. Comment définiriez-vous la musique française ? 

 

La France est un pays très ouvert et très attractif, qui a été considéré comme la première puissance du monde occidental, jusqu’au 18e siècle. Elle attire et absorbe donc ce qui se fait de mieux, et le ferment français s’exporte très vite, en Angleterre au 17ème par exemple. Les instrumentistes français sont aussi beaucoup allés en Allemagne. La France a été à la pointe pour la musique d’ensemble avec l’orchestre de Lully ; notre orchestre était réputé et a fait école. 

 

Ce qui m’intéresse avec La Diane Française, c’est d’avoir une “boîte à outils” spécialisée dans les particularités de la musique française - une musique qui n’est pas si accessible que ça. Si on ne connaît pas son histoire, on peut ne pas savoir qu’un compositeur écrit à la française, alors que c’est essentiel pour pouvoir aborder son interprétation. Par exemple, quand Bach écrit une ouverture à la française, il sait ce à quoi il fait référence. Pour moi, c’est aussi bien sûr l’occasion de redécouvrir du répertoire et mettre des œuvres en lumière. Et puis quand on aborde les compositeurs français du 20e siècle, on ressent profondément cet héritage ! Les références et l’enseignement qu’ils ont reçus, qui découlent de cette histoire spécifique, influencent leur musique. 

 

Vous nous parlez beaucoup de l’importance de l’histoire des compositeurs et compositrices, est-ce présent dans votre enseignement? 

 

En permanence, et quel que soit le niveau !  Depuis que j’enseigne - j’ai toujours enseigné, en école de musique, en CRR, au CSNM, en masterclasse - je sais que tout part de la musique, du désir de faire de la musique. On commence donc forcément par parler de l’œuvre et l’analyser. Et pour cela, je passe beaucoup de temps, en baroque comme en moderne, à faire des recherches sur la vie des compositeurs.

 

Quand vous abordez le répertoire des compositrices, trouvez-vous assez de sources ?  

 

C’est grâce à Héloïse Luzzati que je découvre les compositrices. Pendant longtemps, en dehors du répertoire contemporain, la seule que je connaissais était Élisabeth Jacquet de la Guerre dont j’avais, en gros, joué la sonate que tout le monde joue. Et cela ne m’avait pas posé de problème, d’une part car il y avait déjà tellement à faire, et d’autre part parce que je pensais qu’on les avait empêchées de composer et que les œuvres étaient par conséquent moins belles. Mais je découvre aujourd'hui qu'il y a de véritables chefs d’œuvre ! J’ai été sciée récemment par l’oeuvre d’Augusta Holmès, elle a un talent et un savoir-faire extraordinaires. C’est intéressant de décider de lire les oeuvres de ces créatrices - on retrouve finalement beaucoup de sources, même si leur existence même a ensuite été pratiquement effacée des livres d’histoire. Plus généralement, j’essaie aussi d’en apprendre davantage sur les grandes pionnières du passé, comme cette Maria Deraismes par exemple, grande femme de lettres et oratrice du XIXème siècle, à qui j’ai consacré un spectacle dans le cadre du Festival Baroque de Pontoise, autrice d’une passionnante et visionnaire conférence sur les inégalités hommes-femmes intitulée “Eve dans l’humanité”. 

 

En matière de sexisme, voyez-vous des différences entre ce que vous avez vécu quand vous étiez étudiante et ce que vivent vos étudiantes aujourd’hui ? 

 

Bien sûr ! Ne serait-ce que parce qu’elles me voient diriger, faire une carrière ! Lorsque j’étais étudiante, j’ai dû apprendre qu’une femme qui était plus compétente ou performante qu’un homme, c’était quasiment un problème sociétal. Pendant mes études, j’ai aussi eu droit à des gestes déplacés, à des « ma chérie » et à des « t’as un joli décolleté ». Ces réflexions, j’en ai eu des dizaines, comme quasiment toutes mes amies - mais pas de problèmes graves, en tout cas dans le cadre de mon apprentissage. Ensuite, j’ai connu des journalistes, des directeurs, des programmateurs qui se croient tout permis... Quand on dit non à ce chantage implicite, on passe au mieux pour une coincée, et on n’a pas envie de travailler avec vous : c’est la double peine !

 

Mais cela change, car il y a plus de femmes qui jouent, plus d’ensembles de femmes et plus de femmes qui décident. Je pense qu’aujourd’hui, mes étudiantes ont autant d’opportunités que mes étudiants, et ce, sans limites. 

 

Moi, on m’a souvent répété qu’on ne pouvait pas tout avoir, famille et carrière. D’une certaine manière, c’est vrai, encore aujourd’hui, on ne peut pas avoir la carrière des hommes. Mais on peut faire carrière à haut niveau, en choisissant d’avoir des temps et des progressions différents. On peut avoir une famille et une carrière, même si on ne veut pas mettre cette carrière au premier plan tout le temps. Et surtout, il faut accepter que tout le monde ne l’accepte pas... On est tout de même nourri.es de cette richesse d’être la référence quotidienne de ses enfants et étudiants, alors qu’en tant qu’interprète, on est beaucoup plus remplaçable. Ce n’est pas grave si je rate des choses. Et puis, la chance repasse toujours quand on la mérite, comme me l’a dit mon amie et grande pianiste Marie-Josèphe Jude, un jour où je lui exprimais ma difficulté à faire des choix !

 

Vous avez beaucoup dirigé des orchestres de jeunes. Comment pensez-vous qu’il faille articuler l’apprentissage de l’orchestre avec celui du violon ? 

 

En violon, en France, du début à la fin on vous demande en examen de jouer les choses les plus difficiles, et toujours solistiques. Mais, sauf pour les fameux et très rares solistes, le fondement du quotidien d’un violoniste c’est de jouer avec les autres en sachant prendre sa place. Dans les orchestres français, on a longtemps eu des pupitres avec tous les gens les plus brillants et performants, mais cela cause logiquement des frustrations délirantes ! Quand j’enseigne, j’essaie donc de privilégier le désir de jouer, le désir de jouer avec les autres, qui est très important pour être musicien ou musicienne d’orchestre ou de chambre ; et je refuse cette hiérarchie de valeurs pyramidales.

 

Concluons sur votre parcours atypique, entre violoniste et cheffe. Comment passe-t-on de la gestuelle d’un violon solo qui dirige en jouant à celle de cheffe ? 

 

Cela n’est pas du tout été naturel, ni une évidence ! Je suis violoniste depuis que je suis toute petite, alors que je n’ai commencé à diriger que récemment - et on ne peut pas diriger sans orchestre ! Ce qui a été difficile pour moi, c’était de faire de la musique sans mon violon, de ne pas chanter moi-même. En dirigeant, on devient son propre instrument, mais les autres le deviennent aussi, c’est assez fou comme concept ! En revanche, musicalement c’est la même démarche, et je trouve le moment du concert beaucoup moins stressant, puisqu’on n’a pas la même pression vis-à-vis de la “performance”.

 

La direction est un nouvel instrument. Je suis gauchère, alors qu’il est d’usage pour la plupart des chefs de diriger à droite. J’ai donc dû trouver mon “point” à droite ! Et cela reste toujours très difficile, comme au violon, que les deux bras fassent des choses radicalement opposées. La dissociation est un de mes sujets pédagogiques favoris ! 

 

J’ai travaillé auprès de collègues qui m’ont tous dit que ce qui compte prioritairement, c’est le travail de la partition. Il faut également de l’autorité, que j’ai toujours eue, je crois. Je n’ai pas peur de l’orchestre, j’en ai fait partie. Et je n’ai pas peur qu’on ne m’aime pas, probablement aussi du fait de mon parcours de femme. Je sais qu’on peut me rejeter, j’y suis préparée - bien que je ne le souhaite évidemment pas ! Ce n’est pas la peine de chercher à être approuvée par ceux qui ne le veulent pas, par principe ou par préjugés, il faut simplement convaincre ceux qui sont là sans a priori. Pour moi, être chef*, c’est aussi avoir conscience de cela. Ce qui compte pour que cela se passe bien, c’est le désir de musique et l’envie de fédérer tout le monde autour. Si on est prête en profondeur et qu’on parle de musique, c’est le plus souvent gagné ! 

 

 

* ComposHer utilise habituellement l’orthographe “cheffe”. Nous utilisons cette orthographe à la demande de Stéphanie-Marie Degand.

Propos recueillis par Marguerite Clanché et Clara Leonardi

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