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Il était une fois... Elsa Barraine

29 juin 2019

      Les mains dans les poches de son trop grand manteau, l’air un peu gêné mais le sourire malicieux, Elsa Barraine pose devant le photographe. Nous sommes le 29 juin 1929, et le nom du gagnant du Prix de Rome de composition vient d’être annoncé à la presse. Or, surprise ! Cette année, il ne s’agit pas d’un gagnant, mais d’une gagnante : elle s’appelle Elsa Barraine, elle n’a que 19 ans, et elle vient de gagner le plus prestigieux prix de composition musicale français.

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Elsa Barraine, La Rampe, 1er juillet 1929

       Les médias s’en donnent à cœur joie. Une femme, Prix de Rome ! Et si jeune ! Les programmateurs musicaux ne veulent pas passer à côté d’une telle sensation. Durant les années qui suivent, Elsa Barraine, qui réside désormais à la Villa Médicis, multiplie les allers-retours entre Rome et Paris. On crée son poème symphonique pour orchestre, Harald Harfargar, aux concerts Straram dès janvier 1930 ; en mars 1932, on joue son premier opéra, Le Roi comique, à l’Opéra-Comique ; plusieurs sociétés de concerts interprètent mélodies et courtes compositions de la jeune lauréate.

       Toutefois, au bout de quelques années, l’effet de nouveauté disparaît, le prestige associé à la récompense s’efface, et les concerts se désintéressent de son œuvre. Quand elle rentre définitivement à Paris, en 1933, Elsa Barraine accepte rapidement un emploi de chef de chant auprès de chœurs rattachés à la Radiodiffusion française. Très prenant, ce travail ne lui laisse que peu de temps pour composer de nouveaux morceaux.

Suggestion d'écoute :

      Mais, un jour de la fin de l’année 1936, elle découvre une lettre inattendue parmi son courrier. Envoyée par l’administration organisant l’Exposition Internationale de 1937, celle-ci lui offre 10 000 francs pour la composition d’une partition musicale devant accompagner un spectacle lumineux. C’est une occasion inespérée, pour Elsa Barraine, de recevoir une telle commande. Et ce n’est que la première : en 1938, elle reçoit une seconde commande publique, qui lui demande une composition symphonique en échange de 10 000 francs également. Elsa Barraine devient une des premières bénéficiaires de la toute nouvelle politique culturelle gouvernementale, lancée par le Front Populaire fraîchement élu.

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Elsa Barraine, Paris-Match, 5 octobre 1939

      Ces deux commandes lui permettent de donner une nouvelle impulsion à sa production musicale, qui se résumait alors à de courtes pièces pour petites formations. Grâce à cette aide d’État, elle a les moyens de composer deux grandes pièces pour orchestre. Au même moment, elle commence à s’impliquer au sein de la Fédération musicale populaire, un organisme soutenu par le Front populaire, qui a pour but d’aider à la diffusion de la musique au sein des classes populaires : elle écrit des articles de vulgarisation musicale dans la presse, elle harmonise des chants folkloriques français et étrangers pour une maison d’édition musicale de gauche, elle promeut l’action de cette dernière dans L’Humanité, etc. De plus en plus présente dans ce milieu musical de gauche, elle commence à être soutenue par ce dernier, qui lui apporte opportunités éditoriales et promotionnelles.

       Le 29 septembre 1938, un coup de tonnerre résonne dans le monde politique français. La France vient de signer les accords de Munich. Par ce traité, elle renonce à s’opposer à Hitler qui vient d’envahir la Tchécoslovaquie. Pour beaucoup de Français de gauche, c’est une véritable trahison. Elsa Barraine, sous le choc de cette décision, ne peut rester inactive : elle décide de s’engager au Parti communiste français, opposé à la politique gouvernementale. Sa Deuxième symphonie, composée au même moment, témoigne de sa vision prophétique de l’avenir : intitulée Voïna, ce qui signifie « la guerre » en russe, elle se divise en trois parties : un allegro pour les combats, une marche funèbre pour la mort, et un finale plus gai, qui sonne la fin du cauchemar. Composée grâce à de l’argent public, il s’agit d’un véritable pied de nez envers la politique extérieure française.

Suggestion d'écoute :

      Et effectivement, la guerre puis la défaite arrivent rapidement. En décembre 1940, Elsa Barraine se demande comment elle va bien faire pour survivre. Née d’un père juif, militante communiste, femme, elle ne fait pas partie des compositeurs bien vus par les nouvelles autorités allemandes. Elle est mise à la porte de son emploi à la Radio, où elle cesse également d’être diffusée, tout comme elle n’est plus jouée dans les sociétés de concert. Voyant sa musique privée de perspective, elle décide d’arrêter de composer jusqu’à la fin du cauchemar, et survit en accumulant les petits boulots, puis en acceptant un poste à l’Opéra-comique grâce à un ami communiste.

      En cachette, avec deux autres compositeurs, Roger Désormière et Louis Durey, elle fonde un groupement professionnel de résistance sous l’égide du Parti communiste : le Front national des musiciens. À sa tête jusqu’au printemps 1943, ce groupement cherche à fédérer les compositeurs et musiciens de tous bords politiques dans l’opposition aux autorités nazies. Il s’agit de dénoncer la propagande fallacieuse qui veut faire de la musique germanique le summum de l’art, d’organiser des concerts clandestins de musique française, d’écrire des chansons sur des poèmes de clandestins, ou encore de s’opposer au Service du Travail Obligatoire.

     Mais, le 12 janvier 1943, on sonne à sa porte. Elsa Barraine trouve devant elle trois policiers, qui l’emmènent au commissariat. On a trouvé des papiers d’identité à son nom lors de la perquisition d’un résistant communiste. Que faisaient-ils là ? Connaissait-elle cet individu ? A-t-elle des liens avec le Parti communiste ? Elsa Barraine nie en bloc. Elle n’a jamais été membre d’un quelconque parti. Elle ne connaît pas cette personne. Elle a perdu ses papiers récemment, et n’avait pas déclaré leur perte car ils étaient presque périmés. Contre toute attente, elle est relâchée par la police. Par la suite, elle se l’explique en supposant que le commissaire était lui-même un résistant. Était-ce vraiment le cas ? Nous ne le saurons probablement jamais. Quoi qu’il en soit, Elsa Barraine, une fois libérée, décide par précaution de se désengager du groupement résistant qu’elle anime. Elle pense être encore sous surveillance, et ne veut pas mettre en danger ses camarades ou elle-même. Louis Durey vient prendre sa relève en avril 1943.

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Elsa Barraine au piano, Regards, 5 juillet 1946

     Pour autant, elle ne reste pas inactive, bien au contraire. En avril 1943, elle prend le risque de franchir la ligne de démarcation pour aller fournir des faux papiers à son ami compositeur Wolfgang Simoni. Ce dernier, Allemand, juif, communiste et en couple avec un homme, ne manque pas de raisons de se cacher dans le sud de la France. Grâce à son réseau, elle réussit à le rejoindre, et il prend une nouvelle identité, sous le nom de Louis Saguer. De retour à Paris, elle continue à vivre de petits boulots qui ne lui donnent pas assez d’argent pour soutenir son père malade, qui s’éteint en septembre, et sa mère presque aveugle, qu’elle doit aider au quotidien.

      Un jour de 1944, alors qu'elle rentre chez elle, sa concierge se précipite sur elle : il ne faut absolument pas qu’elle entre. La Gestapo l’attend dans son appartement. Elsa Barraine s’enfuit immédiatement. Grâce à ses contacts au sein de la Résistance, elle entre en clandestinité sous une nouvelle identité, et se fait désormais appeler Catherine Bonnat. C’est sous ce nom qu’elle signe, juste avant la fin de l’Occupation, son premier morceau depuis cinq ans, Avis, chant composé en hommage à un résistant communiste fusillé par les Allemands, sur un poème de Paul Eluard.

Suggestion d'écoute :

      Le 24 août 1944, depuis sa petite chambre du 8 rue de la Grande-Chaumière, elle entend du bruit et des fusillades dans la rue. Elle descend voir ce qui se passe. Elle voit alors arriver, sur le boulevard Raspail, les chars du général Leclerc : Paris est libéré. C’est le début d’une nouvelle vie pour Elsa Barraine. Récompensée pour sa loyauté et son engagement au sein de la Résistance, elle est de tous les comités de restructuration des institutions musicales. Personnalité en vue au sein du Parti, elle devient rédactrice à L’Humanité et à Ce soir, les deux grands quotidiens communistes. Elle travaille bientôt pour le Chant du Monde, maison d’édition musicale communiste. Elle est envoyée par le Parti lors d’une visite protocolaire de trois semaines en Pologne, dont elle revient avec un rapport plein de conseils pour favoriser l’influence du Parti communiste français auprès des Polonais par le moyen de la culture. Actrice des débuts de la guerre froide, elle s’implique dans le mouvement pacifiste, téléguidé par le Parti communiste contre l’influence des États-Unis en Europe. Elle crée également une association promouvant la musique « progressiste », suivant les instructions du Soviétique Jdanov, en charge de la politique culturelle.

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Elsa Barraine prise en photo par Boris Lipnitzki, 1946

     En même temps, sa popularité explose. Au Festival international de Londres, en juillet 1946, sa symphonie Voïna rencontre un véritable succès, et on parle d’elle dans la presse internationale. Les commandes affluent : musique de films, musique de théâtre, publicités… Les plus grands font appel à elle : Jean Grémillon, Jean-Paul Le Chanois, Louis Daquin au cinéma ; Charles Dullin, Jean Mercure et Jean-Louis Barrault au théâtre. Elle n’a jamais autant composé de sa vie, et fait partie du club très sélect des compositeurs qui arrivent à vivre de leur métier.

Images d'archives

      Puis, en décembre 1949, le rêve se brise d’un seul coup. Suite à un désaccord avec les autres communistes, elle claque la porte du Parti. Ses anciens amis deviennent ses ennemis, ceux qui la soutenaient la vilipendent, et elle reçoit régulièrement des menaces de mort. En quelques années, elle cesse presque complètement de recevoir des commandes privées. Sans ressource, ayant toujours à sa charge sa mère malvoyante, elle se résout à prendre un emploi de professeur au Conservatoire en 1952. Elle y restera jusqu’en 1974. À partir du moment où elle devient professeur, elle compose beaucoup moins, et se consacre presque exclusivement à ses élèves. Elle reçoit toutefois encore de manière ponctuelle des commandes de la part de la Radio, ainsi que de quelques réalisateurs qui connaissent sa valeur, notamment Jean Grémillon et Jacques Demy.

Suggestion d'écoute :

      Le 20 mars 1999, c’est dans une indifférence quasi totale qu’elle rend son dernier souffle. Cela fait trente ans qu’elle n’a presque plus rien composé, et bien qu’elle ait été nommée chevalier des Arts et des Lettres par Malraux, elle est absente des programmes de concerts ou de la radio. Aujourd’hui encore, très peu de ses compositions sont disponibles à l’écoute ou à l’achat. Comment s’étonner alors que personne ne se souvienne de cette jeune fille timide et brillante qui, il y a 90 ans, gagnait le Prix de Rome ?

par Mariette Thom

(émissions de mars 2018)

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