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« Je suis née au son du violon », par Bénédicte Flye Sainte Marie

28 février 2022

S’il n’est plus nécessaire de rappeler combien, pendant des siècles et aujourd’hui encore, la vie et la carrière des musiciennes et des compositrices étaient parcourues d’embuches semées par un sexisme général virulent, on oublie souvent que, même après leur mort, l’oubli vient ajouter une ultime offense à des parcours que les livres d’histoires s’empressaient de passer sous silence. C’est à cette ultime injustice que l’ouvrage de Bénédicte Flye Sainte Marie, paru au début de l’année 2023 aux Editions Infimes, veut remédier en retraçant la vie de Camille Urso, violoniste française morte en 1902. 

Cette vie est d’abord celle d’une enfant prodige qui, impressionnée par un solo de violon, se lance du haut de ses sept ans dans la conquête de cet instrument. Le livre ne tarit pas de détails sur les innombrables succès qui parsemèrent la vie de Camille Urso, à commencer par les exploits dont elle fait montre dès son plus jeune âge, maîtrisant tous les écueils techniques des œuvres que des professeurs sceptiques soumettaient à son archet. Sa gloire et sa réputation n’allaient jamais cesser de croître et les nombreux extraits de critiques de concerts qui abreuvent le récit de sa vie montrent combien cette artiste avait réussi à conquérir la critique comme le public, réunissant d’impressionnantes assemblées pour ses concerts, et ce partout dans le monde. Elle serait en effet pionnière dans de nombreux domaines, comme pour ses tournées (le pluriel a son importance) aux Etats-Unis comme en Océanie. Elle sera dans les premières à entrer dans la classe de violon au prestigieux Conservatoire de Paris et n’en sortira pas sans un prix. 

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Enfant prodige, concertiste infatigable, mais aussi militante visionnaire et intraitable, les détails de la vie de Camille Urso se lisent comme un roman, quoi que l’entreprise soit plutôt biographique. 

Ce livre est le premier que dédie l’autrice, journaliste en presse écrite, à la question des musiciennes, et à la musique en général, après avoir publié sur les réseaux sociaux et sur la PMA, entre autres. Cette première incursion dans le monde des musiciennes témoigne d’un travail considérable effectué sur le sujet et un haut niveau de connaissances non seulement de la vie de son héroïne, mais du contexte historique en général. Un des principaux atouts de cette biographie romancée (ou « récit biographique » pour reprendre un sous-titre) est la grande quantité d’articles de journaux, extraits de correspondance ou d’interviews qui le parcourent et abreuvent son propos. 
 

Ainsi, Bénédicte Flye Sainte Marie fournit un important travail de contextualisation de la vie de Camille Urso, un atout qui manque à certaines biographies. On découvre par exemple que, comme pour de nombreux enfants prodiges, le père de Camille et plus tard elle-même joueront avec les chronologies pour la rajeunir et faire paraître ses exploits musicaux comme plus impressionnants encore, la situant dans une lignée d’enfants dont les parents ont misé sur le jeune âge pour faire carrière. Mais cette contextualisation est particulièrement fascinante lorsqu’elle permet, à grand coup de citations, de donner chair au fameux sexisme ambiant dont il est question dans le parcours de Camille Urso comme de tant d’autres musiciennes. Trop souvent simplement évoqué, il est ici montré à grand renfort de textes d’un sexisme cynique et souvent délirant de plumes réputées, y compris Maupassant ou Schopenhauer. Ainsi sont consigné de nombreux articles comme celui d’un journal musical allemand de 1835 dans lequelle le dramaturge Castelli, visiblement inspiré, se lamente : « J’ai, je ne sais pas pourquoi, ma propre antipathie de voir une femme avec un violon, peut-être parce que je n’aime que les formes rondes d’une femme, et jouer du violon fait ressortir tout ce qui est anguleux. » De même, au sommet de son art, le jeu de Camille Urso ne sera souvent décrit que comme « féminin » quand, fait remarquer l’autrice, un violoniste jouant le même soir se voit dépeint comme « héroïque ». C’est également avec brio que le livre montre le déclin de l'intérêt de la critique pour Urso vers la fin de sa vie, une période marquée par son activité militante, jusqu’à l’oubli quasi-total dans lequel elle était tombée quelques années à peine après sa mort. Avec ces paroles d’époque, Flye Sainte Marie met des mots concrets sur l’ambiance sexiste qui était celle de l’époque victorienne, et qui lui a largement survécu. 

Le portrait qui est fait ici de Camille Urso est loin de se limiter à celui d’une violoniste virtuose. La violoniste native de Nantes a également été mère très jeune, mariée deux fois et n’a pourtant jamais cessé de poursuivre sa carrière de concertiste. Si on peut regretter que le livre ne s’attarde pas plus sur cette double vie qui a transgressé frontalement les coutumes d’une époque où les rares femmes qui parvenaient à se frayer un chemin sur scène étaient sommées de s’en éclipser une fois mères, l’évocation qui en est faite marque bien le caractère intransigeant de l’instrumentiste qui a séduit trois continents. 

Enfin, c’est l’aspect militant du parcours de Camille Urso qui est mis en exergue dans la dernière partie de ce livre.

 

Consciente des effets du machisme profond qui régnait dans le monde musical, mais aussi des importants clivages de classe, pour penser en termes marxistes , elle n’hésita pas à retrousser ses manches, sans souci des conséquences sur sa carrière dans les cercles bourgeois. Professeure, projetant d’ouvrir une école, elle devient présidente d’honneur du Women String Orchestra à New-York. Militante pour l’accès à tou.tes de la musique classique, elle exigeait la baisse du prix des places de concerts et n’hésita pas à se produire plusieurs années dans des théâtres de vaudevilles populaires. Ainsi, Bénédicte Flye Sainte Marie semble assumer tout à fait la portée politique d’une telle biographie en tirant en conclusion des parallèles entre l’époque d’Urso et la nôtre. Si de nombreux combats qu’elle a mené ont porté des fruits, combien reste-t-il encore ? Les nombreux extraits d’interviews et de discours qu’elle a donné, notamment au World’s Congress of Representative Women en 1893, sont d’une lucidité et d’une actualité frappante.

Rares lors de sa vie de par un caractère très renfermé, les occasions de lire la parole de Camille Urso traversent ce livre comme cette dernière traversa l’histoire de la musique, avec une clairvoyance qui émeut et parfois laisse sans voix. 
 

Raphaël Godefroid

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