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Francesca Caccini - La liberazione di Ruggiero dall'isola d'Alcina

24 février 2021

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Décors de la scène 4 (derrière), page de titre du livret (au centre, en haut) et extrait du prologue (au centre, en bas)

On connaît bien Monteverdi et son Orfeo (1607), on fait usuellement de l'Euridice (1600) de Jacopo Peri le premier opéra...mais on parle bien peu, concernant les débuts du genre, de Francesca Caccini. Son œuvre La liberazione di Ruggiero dall'isola d'Alcina (1625) est pourtant parmi les canons des premiers opéras baroques, déployant brillamment les principes monteverdiens de la seconda prattica, d'une part, et témoignant d'un nouveau type de dramaturgie propre à l'opéra, d'autre part. Il est temps de le découvrir : voici donc, à cet effet, une petite porte d'entrée sur ce chef-d'œuvre de la compositrice florentine...

Point biographique
 

    Francesca Caccini, née à Florence en 1587, est la fille de Giulio Caccini, compositeur et chanteur, et Lucia di Filippo Gagnolandi, chanteuse. Son père, au service des Médicis, lui apprend la musique : Francesca Caccini bénéficie d'une éducation musicale extrêmement solide, et ses qualités de luthiste, guitariste, claveciniste et cantatrice sont très vite reconnues dans les milieux florentins ; en parallèle, un précepteur prend en charge le reste de son éducation – peinture, latin, rhétorique, astrologie, géométrie, et philosophie. Mais son père n'est pas seulement à l’origine de son savoir purement technique de la composition. Giulio Caccini est membre – avec notamment Jacopo Peri, considéré comme étant le père du premier opéra – de la Camerata fiorentina, un cénacle d'artistes de la fin du XVIe qui travaille à faire revivre le modèle antique. Ces camerate, en faisant de la musique un véhicule des passions humaines destiné à élever l'âme, seront à l'origine de la seconda prattica monteverdienne du début du XVIIe. Cette dernière consiste en une manière de composer relativement nouvelle, et se voit qualifiée ainsi par opposition à la prima prattica ; elle se construit en se dégageant de certaines règles du contrepoint (notamment de la préparation des dissonances) : elle est ainsi plus à même de traduire musicalement une large palette de passions. Giulio Caccini publie en 1601 son recueil de madrigaux Le nuove musiche, recueil absolument central, puisqu'il est constitué de monodies accompagnées, à contre-courant des madrigaux de son temps (c'est-à-dire que l'accompagnement du chant est tout à fait soumis aux paroles, dans la perspective d'imiter les passions le plus fidèlement possible). Francesca Caccini grandit donc dans un milieu d'ébullition musicale et théorique très favorable à l'innovation. Son père, sa sœur Settimia (elle-même également compositrice), son frère Pompeo et elle-même se produisent par ailleurs dans l'ensemble vocal Caccini, et effectuent ainsi des tournées dans toute l'Europe. Chanteuse, claviériste, guitariste, poète, et compositrice : on tient Francesca Caccini pour l'une des premières musiciennes professionnelles. 


 

Le livret

 

    La liberazione di Ruggiero dall'isola di Alcina : derrière ce titre à rallonge se cache un opéra en quatre scènes et prologue, sur un livret de Ferdinando Saracinelli. Et qu'est-ce que ça raconte ? Le livret est fondé sur le Roland Furieux de l'Arioste, poème épique paru en 1516 qui servit de matière à un certain nombre d'opéras - pêle-mêle, on trouve Lully, Charpentier, Campra, Vivaldi, Haendel. Sur fond de guerre entre Charlemagne et les Sarrasins se détachent de multiples personnages aux intrigues croisées, que l'on peut grossièrement classer en trois groupes : le trio composé d'Angélique, Roland et Médor ; Charlemagne en guerre avec ses chevaliers ; le couple formé par Roger et Bradamante. C'est cette dernière intrigue qui intéresse Caccini et son librettiste ; ils reprendront les chants 6 à 8 de l'Orlando Furioso (qui en compte 46). Il y est question d'un chevalier, Roger (Ruggiero), dont le cœur est disputé par deux magiciennes : Alcina et Mélissa. Nous n'en dirons pas plus, sous peine de trop dévoiler les tenants et aboutissants ; mais s'il s'avère que vous êtes italianisant, sachez que le livret vaut le coup pour lui-même, et pas seulement pour sa transposition musicale, comme nombre d'opéras. 


 

Quant à la musique...

 

    L'écriture de La liberazione est remarquablement moderne : on l'a dit, Francesca Caccini fréquenta les cercles florentins que l'on tient aujourd'hui pour pères de l'opéra. Elle est donc imprégnée de ces idées novatrices, et son opéra s'inscrit dans la lignée de l'Euridice de Jacopo Peri et de l'Orfeo de Monteverdi. 

    Cela se traduit en particulier par l'idée de transcription musicale des passions : ainsi, Caccini n'hésite pas, à l'image de ses prédécesseurs, à dépasser les règles d'harmonie et de dissonance pour mieux exprimer la souffrance, la sensualité, etc. On note par exemple beaucoup de chromatismes et dissonances non préparées, notamment dans la bouche d'Alcina, la sorcière maléfique, pour figurer sa sensualité – l'opposant ainsi au moralisme de Mélissa. Et la musique, de manière générale, est parfaitement soumise au texte – Prima la musica, e poi le parole !. Au-delà du style d'écriture, l'œuvre est construite sur une alternance de récitatifs, d'airs solistes, et de chœurs ; et au sein de chaque ensemble, la variété est toujours de mise, des canzonettas à trois voix de sopranos aux passages de chœur à l'écriture type des madrigaux. Mais là où l'intrication musique / dramaturgie propre à l'opéra est la plus intéressante, c'est dans l'écriture des voix des personnages principaux. Car la musique illustre le texte, mais à l'inverse, elle caractérise également, avec beaucoup de subtilité : le stile recitativo de Mélissa (la bonne sorcière) est très fluide et écrit en hexacorde naturel (sur une échelle de six notes ne comptant qu’un demi-ton), lorsque celui d'Alcina explore des registres tonals assez éloignés. La relation entre les trois personnages est travaillée dans la matière musicale même, confirmant sur ce point que Caccini construit et explore la dramaturgie si particulière à l'opéra.

    La liberazione, par ailleurs, comprend des épisodes de ballet, et se conclut par un balletto a cavallo : un ballet à cheval, comme cela fut un temps la coutume à Florence au début du XVIIe. Certaines scènes (ballo étant précisé dans leur titre) sont donc dévolues à la danse et déploient à cet effet un tapis instrumental rythmé ; ces épisodes créent un contraste bienvenu face aux récitatifs très indexés sur les inflexions du texte.


 

Quelle interprétation écouter ?

 

    Nous aurions aimé conseiller au lecteur, comme cela se fait, une belle sélection d'interprétations à découvrir ; d'autant que La liberazione..., fait rare pour l'œuvre d'une compositrice, a été enregistrée plusieurs fois – au moins cinq. Ce bel éventail laisse espérer diversité et inventivité dans les interprétations, beaucoup à écouter, beaucoup à dire. Mais c'est bien là que le bât blesse : la partition, comme nombre d'œuvres baroques, n'est pas complète, et la réalisation musicale contemporaine laisse parfois un peu sur sa faim. Deux disques sortent toutefois du lot, avec d'excellents chanteurs et une belle instrumentation : celui d'Elena Sartori, d'abord, avec les ensembles Allabastrina et La Pifarescha, très sobre, et celui de Paul Van Nevel et son ensemble Huelgas.  La version de Lorenzo Tozzi et de son Ensemble Romabarocca, parue chez Bongiovanni, est malheureusement à éviter pour des problèmes d'intonation, assez rédhibitoires dans ce cas. La version de l'Ensemble Renaissance (2003) fait elle aussi les frais de l'arbitraire du live, avec une justesse parfois toute relative et un enregistrement assez pauvre. 

Malgré ces relatifs ratés, il faut bien saluer le fait que l'histoire interprétative de La liberazione... s'étoffe petit à petit – il faut, aussi, espérer une nouvelle mise en scène avec ballet équestre final...

 

Bonne écoute !

Salomé Coq

Suggestion d'écoute #1 : Elena Sartori, ensembles Allabastrina et La Pifarescha
Suggestion d'écoute #2 : Paul van Nevel, ensemble Huelgas
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