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Kelly-Marie Murphy & le Trio Sōra  : de l'unité chambriste à l'orchestre

A elles de s'exprimer ! Nous invitons une femme du milieu de la musique classique, une personnalité qui nous a touchés, captivés, surpris, et qui nous parle de son parcours ou de l'actualité musicale. 

En 2022, le Trio Sōra créera le Triple Concerto de la compositrice canadienne Kelly-Marie Murphy. L'occasion d'interroger les premières sur leur travail de chambristes, et la seconde sur son processus créatif...
Cette interview a été menée en français et en anglais, et les langues originales ont été conservées afin de préserver au maximum l'intégrité des réponses des artistes.

© Alan Dean Photography & Pierre Morlet

En janvier, vous, le trio Sōra, jouiez pour France Musique Give me phoenix wings to fly, une pièce composée par Kelly-Marie Murphy, déjà enregistrée l’an passé pour le Festival d’Aix-en-Provence. Etait-ce le début de votre collaboration ?

Angèle Legasa : C’est en effet la première pièce de Kelly-Marie Murphy que l’on joue. On a commencé à la jouer en 2017, puis on l’a enregistrée, mouvement par mouvement, au moins trois ou quatre fois. On la programme dans nos concerts, et quand on n’y arrive pas, on la joue en bis !

 

Sōra pouvant se traduire en français par “envol de l’oiseau chantant”, avez-vous une affinité particulière avec cette oeuvre ? 

 

Pauline Chenais : Le titre est une incroyable coïncidence, mais on a vraiment choisi cette pièce pour la puissance qu’elle dégage. C’est quelque chose que l’on aime jouer et on le ressent comme une sorte de danse tribale. Ce qui nous plaît aussi, c’est que lorsqu’on l’annonce en fin de concert en disant que c’est une oeuvre écrite par une compositrice, toujours vivante, on ressent une sorte de mouvement de recul de la part du public… Et ce même public vient, à la fin du concert, nous demander le nom de la compositrice, parce qu’ils ont trouvé ça génial ! 

 

Kelly-Marie Murphy, could you tell us more about this very enigmatic title, what does it mean to you? Why did you choose this image ? 

 

Kelly-Marie Murphy : I love giving myself a narrative, I need a story that helps me check along my creation process if I get stuck. I ask myself : does this follow my intention? This piece goes back quite a long way, early in my career in 1997, when I wrote for the Gryphon trio who were also at the beginning of their career. They were going on tour. I wanted something powerful for them, so I thought of a piece reflecting the bumpiness of the road of life, when we have to cope with defeat and keep learning to succeed. The phoenix does all this, rising from its ashes. In the first movement you hear devastation, fast and angular, anguished, burning itself out, finishing on the lowest note of the piano. In the second movement, the instruments, like embers, find each other. In the last movement, everyone plays together and rebuilds this energy, faster and even more powerfully than before. 

 

Comme beaucoup d’autres, vous avez principalement joué cette pièce, ces derniers mois, pour les caméras. Le fait de jouer uniquement pour un enregistrement présente-t-il malgré tout des aspects positifs ? Ou bien cela constitue-t-il uniquement une privation par rapport à jouer avec un “vrai” public ? 

Pauline Chenais : Lorsqu’on a joué récemment, au Châtelet, c’était déjà un grand soulagement pour nous d’avoir un public composé de journalistes, même peu nombreux.ses. On a un souvenir glaçant d’un concert à la Fondation Singer-Polignac, où l’on était seules dans une salle avec des caméras automatisés et sans ingénieur du son, régisseur ou caméraman. C’était génial de jouer pour Medici dans ce très beau bâtiment, mais aussi terrible de se dire qu’on montait sur scène sans ressentir ce partage qui est le propre du spectacle vivant. Les services de streaming doivent vraiment rester une solution à très court terme. Je me demande même si l’on ne fait pas plus de mal à la culture en continuant à filmer les concerts, parce que les gens ont la sensation d’avoir toujours un accès à la culture - alors que si aucun concert n’était disponible, les choses auraient pu peut-être bouger un peu plus.

Amanda Favier : Qui aurait pu prédire une situation pareille avant la pandémie ? Ne plus jouer pendant des mois puis jouer devant des salles vides ont été des expériences difficiles, mais je crois que public et artistes ont perçu les concerts captés comme une certaine consolation. Le positif à mon sens : continuer à partager la musique sur scène et à la partager avec le monde entier ! Beaucoup d’amis à l’étranger m’ont offert de très jolis témoignages après les diffusions. 

 

En parlant d’enregistrements, votre premier disque consacré aux trios de Beethoven a été encensé par la critique. Pour quelle raison avez-vous choisi de vous confronter à ce monument ? Est-ce parce que cela représentait un défi ?

 

Angèle Legasa : On est profondément amoureuses de la musique de Beethoven, et il y avait un côté excitant à ce challenge pour célébrer son anniversaire. On était folles de joie quand le label a accepté ce projet !

Pauline Chenais : Pendant deux ans, on n’a pratiquement joué que du Beethoven, et quel apprentissage… On est encore un jeune trio, et musicalement cela nous a énormément appris. Aujourd’hui, on joue d’autres pièces bien sûr, et lorsque l’on revient à Beethoven, on se sent à la maison… Ce n’est pas désagréable [rires].

 

Les concerts ont heureusement repris. Vous serez notamment à la Maison de la Radio en février 2022 pour la création d’un Triple Concerto de Kelly-Marie Murphy. Comment envisagez-vous d’aborder cette oeuvre ? Est-ce que le choix de cette forme constitue un clin d'œil à Beethoven, qui domine ce genre? 

 

Pauline Chenais : C’est un double clin d'œil ! Il s’agit bien sûr d’un hommage à Beethoven, mais on a aussi beaucoup pensé à Stravinsky en commandant ce triple concerto. Stravinsky n’a jamais composé de trio, mais on adore sa musique, et on adorerait la jouer ! Pour nous, le trio Give me phoenix wings to fly présente déjà de petites références à Stravinsky, et on a donc voulu demander à Kelly-Marie Murphy de composer un Triple Concerto en hommage à Stravinsky, parce qu’on avait vraiment confiance en son talent. 

 

What do you think of this comparison with Stravinsky's music? 

 

Kelly-Marie Murphy : It warms my heart! As musicians we go through long periods of training in the history of music. I remember tolerating baroque music, and early classical music, but I remember us getting to romantic music, and finally getting to modern music one day, when a professor put on Stravinsky : I just remember thinking “Wow, why do we even spend time on the rest when this is so amazing”. My weird little world is Bartok, Stravinsky, and Bebop, and those are the things I gravitated towards and that continue to inspire me. 

 

So the fact that Give me phoenix wings to fly is - at least for our friends from the Sōra trio - reminiscent of the Firebird is not entirely a coincidence! 

Kelly-Marie Murphy : It is part of my DNA, and I think that most modern composers would say the same. Stravinsky showed us how music is much more than planes of harmony. It is also a theatrical phenomenon capable of breaking boundaries, and that could absorb cultures, making all this part of what the orchestra can produce. All composers today owe something to Stravinsky! 

 

Vous avez d’ores et déjà enregistré les trios de Beethoven ; vous vous lancez aujourd’hui dans la préparation de ce Triple Concerto. Allez-vous aborder celui de Beethoven ?

Amanda Favier : Bien sûr. Le Triple de Beethoven est une suite logique et nous allons le jouer à la rentrée. Nouvellement arrivée dans le trio, je suis impatiente de travailler avec mes partenaires ce concerto que j’ai beaucoup joué avec différents solistes, et de pouvoir l’aborder dans sa dimension chambriste.

 

How do you work with the scale of the triple concerto? Your critical acclaim concerns mainly chamber music compositions, how do you plan on transitioning to these more monumental forms? How do you navigate between these two different types of music? 

 

Kelly-Marie Murphy : Our first start as a composer is where we first get recognition : for me, it was a string quartet, and that could easily have led me to a very singular path in continuing chamber music. But thankfully, a couple months later, that same string quartet was presented at the Winnipeg festival, at which I was invited to write my first piece for orchestra. 

Within a year I was writing pretty much half and half orchestral and chamber music. The Triple Concerto is a huge form, and Beethoven’s, with all due respect, is more a concerto with three soloists than a concerto for trio and orchestra. Using my experience as a chamber music composer, I want to work on ways I can focus on this magnificent unit, because they work so great together. What I want to do - outside of the obvious homage to Beethoven or Stravinsky - is find ways to create a conversation between the trio and different elements of the orchestra.

 

Pour vous, le trio Sōra, qu’est-ce qu’un triple concerto ? Est-ce que c’est plutôt trois solistes réunis dans une œuvre concertante, un trio uni face à un orchestre, ou une nouvelle forme hybride ? 

Pauline Chenais : Comme le disait Kelly-Marie, on a l’habitude d’envisager cette forme comme trois solistes ; et c’est ce à quoi nous amène l’écriture de Beethoven. Mais il sera très intéressant de partir sur un dialogue entre un orchestre et une entité unie. C’est une proposition très novatrice, qui va dans le sens de notre manière de travailler : notre trio n’est pas composé de trois solistes, nous formons véritablement une entité. Si cette oeuvre peut contribuer à faire comprendre que l’on n’a pas besoin d’être trois solistes pour faire du trio, tant mieux ! 

 

Vous évoquez l’importance du travail en trio, plutôt que du travail de trois solistes séparés. Aujourd’hui les trios constitués ne sont pas si fréquents : qu’est-ce qui vous a amenées à travailler ainsi, plutôt que de vous lancer individuellement dans des carrières de solistes ? 

Pauline Chenais : En se réunissant en trio, on avait envie de défendre le répertoire pour trio, un répertoire qui est immense et sublime ! On ne voulait pas faire les choses à moitié, mais faire cela à plein temps, à la manière d’un très bon quatuor à cordes qui ne fait que cela. On avait envie d’arriver à un niveau qui nous permette de montrer que le trio demande aussi un certain niveau d’exigence, des sacrifices et du travail quotidien à trois. 

 

Vous dites justement que lors de la première lecture d’une pièce, vous vous concentrez d’abord sur l’harmonie, sur une forme de lecture d’ensemble. Dans votre travail, cherchez-vous à imbriquer au maximum les voix, à trouver un son commun - plus que d’autres ensembles de musique de chambre que vous connaissez ? 

 

Angèle Legasa : Ce qui est certain, c’est que nous sommes très attachées à la fusion, à la symbiose, tout en préservant bien sûr la clarté de chaque voix et du discours musical. C’est une priorité, presque une obsession ! 

Pauline Chenais : Lorsqu’on aborde du nouveau répertoire, on commence par poser les instruments, se mettre en cercle et analyser la partition. Ce n’est pas forcément facile de passer plusieurs heures sans les instruments - et on n’est pas toujours d’accord - mais on cherche à savoir ce que signifie chaque accord dans le morceau, dans la pensée du compositeur. Et une fois que l’on a fait ce travail, on peut reprendre les instruments et, sans avoir joué, on sait toutes les trois ce que signifie chaque élément. Les choses se mettent en place plus rapidement. 

 

You live in Canada, a country that has done more than others to value the work of female composers. There are many other famous modern Canadian composers - such as Violet Archer or Jean Coulthard - that are women. How do you explain this, and do you think these role models are important ? 

 

Kelly-Marie Murphy : We still have a long way to go, but one of the explanations I can give is that as a country that is only about one hundred years old, we don’t have a really entrenched musical history and we value our modern composers, men or women.

I know it is hard sometimes to visualize yourself doing something when you don’t see someone like you doing it. I see it, now that I am older, and I have a presence that can help young people to think “oh, I can be a composer too”. 

But I would say that I don’t want to be a hyphenated composer, I am just a composer. I don’t think about being a composer as a way to irritate men! In fact, I never really thought about it at all. Originally, I wanted to be a vocal jazz arranger: it was really thanks to professors and their encouragement that I ended up in composition class ! So, I don’t know if it’s a Canadian thing or if it’s just people around me, who believed in me, believed that I had a voice and that I had a right to use it. Maybe that’s a Canadian thing, or a North American thing. I do remember that at one point in my training, somebody said to me “you’re so lucky to be a female composer because you’ll always have a man to support you financially”. It just knocked the breath out of me, I could not believe that these words were happening. 

 

You talk about being a presence for younger composers. Were there such presences for you, presences that inspired you, perhaps teachers or other composers ? 

 

Kelly-Marie Murphy : When I was studying at the University of Calgary, I remember we had a visiting composer, which was Alexina Louie. She is just a fantastic composer, and she spoke so well I thought that this was amazing. I love great music ; so I am not especially in the hunt for somebody to look like me, but I am in the hunt for great music. Alexina Louie writes great music, and she also has two kids ! To be able to find people who have that work-life balance is just fantastic.

I also worked with Joan Tower and understood that in that generation, you really had to make a choice between being a composer and being anything else. I remember having coffee with Joan one time and telling her that I was pregnant ; she literally gasped and asked “but what’s going to happen with your career ?”. I hadn’t really thought about it - I just knew time management was going to be an issue, but I didn’t assume that people would look at me as less serious because I have a family. Nowadays, I can take work or not take work because I have a choice - I don’t want anybody to make these decisions for me, or not to give me work because of my children or because I am tired. 

 

What do you think of the recent rediscovery of many women composers that have faced those difficulties ?

 

Kelly-Marie Murphy : If we look back into early and classical music, female composers were mostly ignored or faced immense difficulties to write music. These women have lived and died ; we can for sure resurrect their music, but we should not try to only perform their music either - or we are just switching one prejudice for another. The fact that we are here and all have individual voices is what’s interesting. The role of the artist is to observe their world and comment on it. I think it’s important to show the diversity and not ignore voices because they don’t fit into boxes that are supposed to define what a composer should be. I hope this beautiful trio is magnificent not because they are three women but because they play beautifully together, communicate and play as an entity. 

 

Vous êtes l’un des seuls trios féminins dans un monde où les trios les plus célèbres sont plutôt composés d’hommes (le Beaux-Arts trio, aujourd’hui le Trio Wanderer). Le piano, le violon et le violoncelle sont des instruments assez “féminisés” : comment expliquez-vous le faible nombre de formations exclusivement féminines comme la vôtre ? 

 

Amanda Favier : Je crois que la réussite est avant tout une histoire d’affinités et de rencontres qui permettent l’harmonie. Il y a une forme de magie dans la musique de chambre qui me fascine, cette manière dont plusieurs tempéraments par définition différents créent ensemble une interprétation aboutie, qui génère l’émotion. Hommes ou femmes, peu importe à mon sens, ce qui compte, c’est la musique.

Angèle Legasa : Il nous est tout de même arrivé qu’un organisateur nous propose, pour un même concert de la même durée au même endroit, un cachet plus faible qu’à un trio d’hommes. On le savait, parce qu’on connaissait ce trio. Peut-être était-ce parce qu’on avait pas d’agent à l’époque… On a menacé de rendre la chose publique et obtenu un cachet identique. Je rejoins Kelly-Marie sur le fait qu’on aime la musique, on la joue ou on la compose pour cela, et non parce qu’on est une femme ou un homme. On devrait avoir autant de chance, si l’on est doué, de devenir artiste ; la vie familiale ou personnelle d’un individu n’a aucune importance. On nous demande encore souvent notre âge ou si l’on souhaite avoir des enfants - des questions qui ne sont posées qu’aux femmes. Alors que cela ne regarde que nous et n’aura pas nécessairement d’impact sur notre carrière ! 

Propos recueillis par Félix Wolfram et Clara Leonardi

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