top of page
  • ComposHer

Aerial - Anna Thorvaldsdottir

27 mai 2022


Sono Luminus

1. Into - Second Self 7:40

2. Ró 10:40

3. Aeriality 13:33

4. Tactility 7:38

5. Trajectories 14:32

6. Shades Of Silence 7:42

7. Aura 6:15

« Lorsque vous voyez dans la partition une note qu’il faut tenir longtemps », écrit Anna Thorvaldsdottir dans la partition de (« Tranquillité », 2013, pour flûte, clarinette basse, piano, percussion et quatuor à cordes), « jouez-la comme si c’était une fleur fragile que vous devez porter dans vos mains en marchant sur un fil, sans tomber ni la laisser tomber. C'est une façon de mesurer le temps et de sentir les variations infimes qui surviennent au fur et à mesure que vous progressez sur ce fil. Calme absolu et concentration sont nécessaires à l'accomplissement d’une telle tâche ». On trouve ainsi, dans les pages de , plusieurs passages où la compositrice islandaise demande aux musicien·nes de jouer « avec calme et simplicité et un sens subtil de la brisure [brokenness] ». « La brisure », écrit-elle dans l’introduction de l’œuvre, « fait référence à une vulnérabilité et une fragilité subtiles ; elle dénote non un état de “ruine” ou de “fragmentation”, mais un état fragile de plénitude ».


Ce qui en effet, à l’écoute des œuvres d’Anna Thorvaldsdottir, frappe, et ce de manière immédiate, c’est la manière dont, dès les premières mesures, elle fait éprouver le calme et la sérénité de sa musique comme une puissante sensation physique, immersive, envahissante. La sensation d’une force sonore gigantesque qui se tient presqu’immobile, et qui vous saisit, vous happe et vous fascine malgré son pianissimo presque constant, comme dans Shades of Silence (2012) dont les quatre instruments baroque (violon, alto, violoncelle, clavecin), effleurés par leurs interprètes, suffisent pour engendrer des espaces acoustiques immenses.


« En tant que compositrice », écrit-elle encore dans l’introduction de , « j'ai tendance à écrire de la musique dans des dynamiques plutôt basses — je demande gentiment que les dynamiques soient dramatisées de manière subtile, conformément à la progression de la musique. Les niveaux de dynamique les plus bas (dans les piano) indiquent moins un niveau sonore que mon souhait que les hauteurs et les matériaux sonores soient abordés avec un sentiment de calme et d’attention ».


Ce sont d’immenses unissons qui se déploient dans la totalité des registres, de l’extrême grave à l’extrême aigu, irisés par des micro-intervalles qui les colorent, les densifient, les intensifient, générant une « stase tourbillonnaire [swirling stasis] », comme l’a écrit un jour un critique musical, qui fait parfois penser aux « micropolyphonies » des œuvres de Ligeti des années soixante. Ce sont quelques notes, quelques intervalles qui se répètent doucement, comme on en trouve parfois dans la musique de Kaija Saariaho, formant un fragment de mélodie inachevée. Ce sont les durées qui prennent des dimensions échappant à la mesure du temps. Ce sont des chocs percussifs qui semblent venir de très loin, des tréfonds, et qui résonnent longtemps. Ce sont aussi ces souffles, ces frottements, ces craquements, ces raclements, ces grondements émis par les techniques instrumentales étendues : les violons caressés par la paume de la main, les cordes du clavecin (Shades of Silence) ou du piano ( ou Trajectories, 2013, pour piano préparé et électronique) frottées, grattées, pincées ou frappées directement dans la table d’harmonie. Et c’est précisément pour donner à voir la beauté du geste instrumental en lui-même que Thorvaldsdottir demande que pour une exécution d’Aura (2011-2015) la salle soit plongée dans le noir, le public formant un cercle autour des quatre percussionnistes qui ont attaché sur leurs membres et sur certains instruments de faibles lampes : « les interprètes deviennent des lumières mouvantes ».


Ces immenses tableaux sonores sont parfois traversés de soubresauts qui semblent réintroduire comme une temporalité humaine dans un univers de textures instrumentales dont les limites sont imperceptibles. Ce sont ces pulsations régulières qui se font entendre par intermittence aux percussions, ces traits mélodiques fugitifs et discrets à l’image de ce qui pourrait être un écho de berceuse dans et dans Shades of Silence. Ou encore ces brefs moments orchestraux lumineux, d’un lyrisme intense, qui paraissent dans Aeriality (2011) réveiller momentanément une mémoire philharmonique consolatrice, avant de retourner au dense magma sonore qui s’écoule lentement — « À ce que l'on peut peut-être considérer comme le point culminant de la musique », écrit Thorvaldsdottir dans la note de programme d’Aeriality, « un océan massif et soutenu de quarts de ton s'accumule lentement, puis est libéré dans un bref chant lyrique qui s'éteint presque immédiatement au sommet de sa propre urgence, pour ne rester qu'une ombre ».


Une sorte d’inquiétude, le sentiment d’une menace qui gronde, de quelque chose qui est en train de se préparer, traverse ainsi toutes ses œuvres. Aeriality fait par exemple, écrit Thorvaldsdottir, « référence à l'état de planer dans l'air sans rien ou presque à quoi se raccrocher — comme pour voler —, et la musique dépeint à la fois le sentiment de liberté absolue que procure cette absence d'attache et le sentiment de malaise engendré par les mêmes circonstances ». La puissance de cette musique, contenue, met à l’épreuve les capacités d’une forme à mobiliser un matériau conçu par la compositrice comme un système de tensions sonores. Ainsi la musique d’Into - Second Self (2012), avec ses quatre percussionnistes et ses sept cuivres, est-elle soumise à des pressions incroyables que Thorvaldsdottir nous fait ressentir surtout dans les dernières mesures de l’œuvre, mais la musique ne craque pas, elle ne cède pas.


Il est tentant, pour qualifier les œuvres d’une musicienne islandaise, de mobiliser les métaphores naturelles : la lave en fusion et les éruptions volcaniques, les ciels opaques et les aurores boréales, le temps qui change brutalement et le vent qui hurle. On a de fait pu parler de sa musique comme d’un « écosystème sonore ». Mais au-delà de la métaphore, c’est aussi une manière de sentir et penser une musique dont la structure échappe aux paradigmes dramaturgiques avec un début et une fin, et pour laquelle le concept d’« œuvre musicale » n’est plus vraiment opérant — le modèle graphique (Thorvaldsdottir dessine ses œuvres avant de les composer) se substituant au schéma narratif.


Trajectories (2013) a ainsi aussi été pensée comme une installation, accompagnée de la vidéo de Sigurður Guðjónsson projetée sur trois écrans, qui donne à voir un sable noir, volcanique, vibrant par sympathie avec les lents ostinati flottants, les arpèges doucement égrainés, les craquements des cordes, les profondes résonances des sonorités électroniques. Tactility (2013), pour harpe et percussion, n’est pas destiné au concert : c’est, non une œuvre, mais une installation sonore (« soundscape installation »), un paysage sonore vivant qui prend place dans une exposition, et c’est au milieu du bruissement des conversations que résonnent les frottements et les sons étouffés, éloignés les uns des autres par une distance infranchissable, d’une musique qui semble ne jamais avoir commencé, ou au contraire avoir toujours déjà été là, en permanence en suspens. L’univers sonore d’Aura rappelle parfois les sensations auditives du field recording et ses paysages sonores de forêts, de désert ou de villes. Quant à Aeriality, Thorvaldsdottir la situe elle-même « à la frontière de la musique symphonique et de l'art sonore ». Reste le sentiment, d’une œuvre à l’autre de ce disque, physiquement éprouvé, de l’intense beauté d’une musique qui sourd.





Lambert Dousson



46 vues
bottom of page