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"Elles" : l'alto de Marina Thibeault et les compositrices


11 avril 2019

Chapelle Historique du Bon-Pasteur, Montréal


Marina Thibeault (alto), Marie-Ève Scarfone (piano)



Quel programme prometteur pour ce concert "Elles", entièrement consacré aux compositrices, comme son titre le laisse deviner ! Marina Thibeault à l'alto et Marie-Ève Scarfone au piano donnent à entendre les pièces qu’elles ont tout dernièrement enregistrées pour le disque du même nom, dans une grande variété de styles et de sensibilités, tantôt romantiques, tantôt plus modernes. Parfois écrites originellement pour le violon ou le violoncelle, ces pièces sont toujours bien servies par l’alto, avec l’aisance qu’on lui connaît à emprunter au répertoire des deux autres. La salle est petite mais pleine, et le public enthousiaste.


Après une brève introduction, où l’orateur n’évitera pas l’écueil d’annoncer un concert consacré à «la femme», avant de corriger «ou plutôt, les femmes» avant de laisser la place aux interprètes, on débute avec les Trois Romances, op. 22 de Schumann (originellement pour violon et piano). Dès les premières notes, le registre médium-grave de l’alto emplit la salle, et les larges phrases romantiques se développent, portées par une remarquable écoute entre les deux instrumentistes. Le deuxième mouvement se fait plus léger, mais aussi dans une certaine mesure plus mélancolique, tandis que dans le troisième le piano accompagne et répond à la calme mélodie à l’alto dans un bouillonnement agité qui ne s’apaisera qu’au dénouement. L’interprétation rend ici la plus grande justice au style romantique et délié de la compositrice, en privilégiant l’intensité à la virtuosité.

Marie-Ève Scarfone quitte alors la scène pour laisser l’altiste interpréter seule The Child, Bringer of Light, de la jeune compositrice contemporaine Anna Pidgorna, une pièce en un mouvement qu’elle présente comme décrivant les émotions successives ressenties par un personnage enfantin : la solitude, la colère, et finalement la découverte de la lumière. L’œuvre explore et interroge la notion d’harmonique et ses réalisations instrumentales, et trace un paysage sonore riche et divers, mais comme d’un seul trait mélodique presque continu, qui passe aisément de la clarté la plus nette à l’écrasement le plus tendu, puis se change en un souffle, presque un bruit, sans jamais se trahir. Suit une autre pièce pour alto seul : la Sonate Pastorale de Lillian Fuchs, dont les deux mouvements («Fantaisie» et «Pastorale») illustrent parfaitement l’inscription de l’héritage romantique dans la musique moderne. On retrouve dans le premier mouvement la même idée de continuité que dans la pièce précédente, essentielle à la voix finalement plus seule que soliste, exprimée cette fois de façon plus lyrique et presque toujours tonale. Le deuxième mouvement semble presque une redite en d’autres mots du premier, dans un climat plaintif d’abord, puis tout à coup plus fiévreux et enlevé, ces deux impressions étant reprises et enrichies par la suite. La pièce dans sa dualité montre une surprenante unité à travers le timbre de l’alto (dont on regrette toutefois parfois le manque d’homogénéité).

De retour en duo, l’on passe ensuite au Lied "Dämmrung senkte sich von oben", de Mendelssohn, écrit d’après un poème de Goethe, d’un style d’une grande finesse que Marina Thibeault rapprochera de celui de Schubert et dont l’on ne peut que regretter la brièveté, puis à une transcription des Trois pièces pour violoncelle et piano de Nadia Boulanger. Ces trois tableaux saisissent l’auditeur, comme si chacun lui donnait à voir un détail d’une peinture différente, avec un travail très recherché sur les différents alliages de texture sonore entre les deux instruments. L’œuvre, tout en clamant son post-romantisme, affirmé par les couleurs très délicates de la première pièce, semble faire appel à des racines plus anciennes comme en témoigne la mélodie modale de la deuxième, qui malgré son agitation passagère semble une accalmie en regard de la troisième et dernière où s’exprime une excitation rythmique qui sied très bien à la mesure quinquenaire.

Enfin, le concert se termine avec la magistrale Sonate pour alto et piano de Rebecca Clarke, dont Marina Thibeault ne manquera pas de nous rappeler qu’elle a injustement recueilli le deuxième prix derrière une composition de Bloch lors d’un concours, sous prétexte que les jurés ont cru qu’il s’agissait d’une œuvre de Ravel écrite sous le pseudonyme d’une femme. Avec en exergue une citation de Musset, cette sonate rappelle en effet le style expressif et la modernité du langage du compositeur français, mais elle se trouve inévitablement sertie de fragments empruntés au folklore anglais. Ce n’est pas seulement un discours de soliste ponctué d’un accompagnement au piano, on y trouve véritablement deux parties égales, parfois indépendantes, souvent en dialogue, qui amène fatidiquement à des confrontations impitoyables dont la tension se résout en grands arpèges où le romantisme demeure prépondérant. Toutefois, chacun des trois mouvements illustre à merveille la créativité de la compositrice, et son appropriation à la fois de la forme et du registre de l’alto qui dénote une grande pratique de l’instrument, et laisse supposer beaucoup d’expérimentation.

On retiendra de ce concert un choix de programme à la fois très varié, explorant la diversité des langages des compositrices occidentales depuis la période romantique, et trouvant son unité dans la recherche sonore autour de la richesse harmonique de l’alto. Si l’interprétation manque occasionnellement de netteté, elle est indéniablement investie d’une énergie protéiforme à l’égal de celle qui anime les œuvres interprétées, à la fois éclatante et intime, dans laquelle réside l’alchimie des grands moments de musique de chambre.

Adrien Abgrall



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